lundi 21 janvier 2013

OLISSIPO, CHRONIQUES LISBOETES : le Bonnet Jaune & la Chaloupe Matutine - les Africains du Fronteira

 
     Le Palacio Fronteira de Lisbonne, c'est le fourmillement. Et donc, le détail. C'est le mêlé et le solitaire, le nombre et l'unique, la pâte et l'ingrédient.
     L'oeil s'attache et le cerveau peine à trier. Si l'oeil insiste le cerveau se rend, puis discerne, puis comprend et, par vengeance, fait que l'oeil quitte la beauté, par lui distinguée, avec un lourd effort.
     Il en est ainsi pour moi, dans un soleil d'avril 2012, à 11 heures, au dit Fronteira...
     Sujet : les petits Africains pêcheurs, dûment annotés et recommandés par mon ami retiré au Portugal. L'une des précieuses et rares représentations des "conquêtes " culturelles portugaises. (Car tout, dans la scène, évoque à l'évidence les terres lointaines, l'Ultramar Português, liées à la patrie, richesses et misères mêlées, Brésil, Cap-Vert, Royaume mandingue de Gabou ou île Saint-Thomas.)

 
 

 
     La joliesse précise de cet ensemble d'azulejos, qui me souffle toujours l'idée saugrenue que l'entier Palacio a été construit pour le seul amour de cet ensemble (et autour de lui) au départ d'un muret solitaire, m'amène quelques réflexions... matelotes.
     Et tout d'abord, foin de poésie, l'heure suggérée par cette besogne en mer : tôt le matin il me semble (la bonne heure pour le poisson), à en juger par la lumière matutinale et les premiers et savants attouchements du soleil sur les nuages embrumant encore le ciel. La journée s'annonce belle sur les eaux du labeur. la mer est calme, avec un clapot modéré, l'embarcation se maintient sans effort et ne laisse pas trace de sa charmante chorégraphie. Pas d'avirons visibles, sans doute disposés sous les bancs.
     La barque est remarquable. Construite à clins, une technique portée à sa perfection, avec variantes minces, tant chez les peuples du Nord que ceux du pourtour méditerranéen, elle fait songer avec ses formes girondes, ses proue et poupe accentuées, à la science et à l'esthétisme nautiques catalans, et aux petites barques bordelaises ou du Maghreb. Le renfort en proue marqué indique une capacité certaine à encaisser les attaques en boutoirs d'une mer turbulente. Mais il y faudrait une voile. Latine, à tout le moins. Aussi, notre barque d'azul n'est-elle peut-être qu'une annexe. J'en doute, cependant. J'en doute, non par piètre science, mais par plaisir d'imaginaire et jeu de situation. Car, sans appel, je me trouve à bord. J'en palpe les bois, j'en ausculte le fond, j'en tâte la tenue et le balancé, je note sur mon calepin d'esprit en quelle proportion la mer se soucie d'elle, et en quel bagage  notre barque se soucie de la mer. J'observe aussi mes voisins de poste.
     Ces trois-là, justement, sont inoubliables. Ils posent. Oui, vraiment, comme si quelque objectif d'alors leur faisait dire "cheese ! " de leurs merveilleux sourires africains. (Le regard du troisième à droite n'en est plus, suivant un instant le vol d'un oiseau de mer...)
     Bonnet Jaune (une coiffe que l'on voit sur certaines vieilles photos de l'histoire portugaise), plus grandi que les autres par perspective joyeusement naïve et toute relative, c'est le chef. Celui qui, sans doute décidera du retour à la grève, journée faite. Les chevelures de nos pêcheurs sont finement signalées dans leur crépu, avec bonhomie et grand respect. Leurs vêtements paraissent efficaces, de laine épaisse ou de gros bourrages de plume, bien confortables pour une frisquette matinée sur les eaux.
     L'infortunée tortue, quant à elle, appréhende sa fin, et le signifie par des pattes largement écartées (et que l'on imagine gigotantes), une queue désespérément dressée et une pauvre paupière s'apprêtant à recouvrir un oeil sans malice.
     En une grosse dizaines d'azulejos sur le nombre infini que compte le Palacio, les petits Africains du Fronteira ne présentent que grâce et Histoire...
                                                                                                                   François Mottier.

jeudi 17 janvier 2013

CROATIA : ¨Peau de Fille au Sortir de Mer (Journal de Croatie)

 
 
 
                                                        Au Kairos.
 
 
 
 
 
Tel est celui qui vient de Croatie peut-être,
afin de voir notre Véronique, et qui par faim ancienne
ne s'en rassasie pas, mais dit dans sa pensée
tant qu'on la montre : mon Seigneur Jésus-Christ, dieu vrai, votre visage était donc ainsi ?
DANTE. La Divine Comédie. Le Paradis.
 
 
 
LES EAUX
 
 
Bez Broja
Encore une de leurs rues
sans numéros
Une venelle chantournée sableuse qui
                                                               descend entre des murets mafflus étoffés
du rose
de fleurs grasses comme des seins
Pas de téléphone
on traite sur place
                                            zimmers sobe rooms chambrs (sic)
Une jolie fillette brune borgne
m'ouvre
Gazouillements excités flûtant
entre des dents du
                               bonheur
Sa mère en jean et vieille chemise teinte de l'UNPROFOR
Elles me précédent
La chambre chaulée petite
engorgée de l'odeur de figues mûres
Lit de bey
table de bois frotté refrotté et frotteras-tu
fenêtre dont la moitié des
                      carreaux ont
                                                        laissé place à des journaux jaunis
scotchés
La femme en écarte les battants
Au-delà c'est la mer
belle sans phrases
OK c'est OK pas cher da
on peut demander le manger
je sais je
                     comprends
c'est ça que je suis venu chercher
à l'île perdue
La drôlesse qui brasse ses joies de jeune vie
à la périphérie de sa vision
la chambre à relent de fruit
la table
                               la fenêtre avec son journal
 
la mer
 
 
*
 
 
Un photographe de mag se
la joue
catogan pourpre
                  froc de surf
geule martelée de haïduk
ou d'un de ces pirates uskoci
qui joyeusement se moulèrent
les côtes d'avec les matelots
vénitiens et turcs
Nikonos 5 pour ces dames
qui semble-t-il doivent poser
sous l'onde
Suprèmes maillots Speedo tendus sur les frifris
peau de fille au sortir de mer
Les sirènes rient de rires vides
boivent de l'eau glacée
Sous un dais de soie blanche
frappant au vent
patientent les fiancés maris frères
aussi droits et tendus que des duègnes
 
 
*
 
Il y a le verre
sur la table
et l'eau dans le verre
et ma bouche
à fleur d'eau
et la buée du verre
et sa fraîcheur à mes doigts
et la forme du verre
et l'instant de la forme de l'eau
et l'arrondi de la forme de ma bouche
et la perfection de la seconde du verre de la bouche et de l'eau
 
 
*
 
Mouflets transistors maxi-cocas calés
dans le sable bouillon jaune gobelets
polyéthylène calamars na zaru paninis
à la con glaces graisses fumées bleues
lourdes dérivantes des gargotes de
plage décorées du damier national
éphèbe en jet relents mauresques des
solaires Schwarzkopf rotoplos qui
planturent bedaines recuites oeil étréci
du chef de famille sur l'aînée draguée
à la douce par deux jeunes libidineux
autrichiens blonds comme Frederic de
Hohenstaufen aucune chance pour le
francuz que je suis
 
 
*
 
Adriatique
ce qui jaillit (écume)
Ce qui faillit (vaisseau)
Ce qui languit (promise)
Ce qui construit (génération)
 
Ce qui détruit (homme)
Ce qui saisit (abîme)
Ce qui nourrit (filet)
Ce qui conduit (boussole)
 
Porte les murmures (de nuit)
Compte les brisures (de vie)
Adriatique
                                                       un jeu, à la proue du Jadra.
 
 
*
 
          Région du Lonjskopolje
 

 
Topolovac
Preloscica
 
Eau de feuille verte d'or prairies
Ombre d'onde en nuages sur pluie de lac
 
Gusce
Kratecko
 
Crue dessous d'oiseaux vol de marais
De tremble rosée de bois
 
Bobovac
Lonja
 
Pour champs de rouille aux bruns chevaux inondés de vigne
Bétail auréolé
 
Krapje
Drenov Bok
 
Jardins tordus roses d'auvents
Fermes bleues en fenils de jeunes récoltes
 
Tout ce vert
 
 
*
 
D'hast
 
Eburnéennes
 
Vous Kornati
                                                                dans l'archipel, île de Kurba, 7.2001
 
 
*
 
CISTERNA
 
VASCULA
 
BACCINUS
 
FONTANA
 
ALVEUS
 
 
AQUAEMANILE
 
 
 
 
LES LUTTES
 
 
Une bière Karlovacko
en terrasse
Bouteille brune solide puissamment galbée
comme les baigneuses d'ici
emperlée et son verre ébréché
Une autre aussi bien
on a le temps
S'essayer à passer commande oh la
pas si simple
Appliqué
pivo molim vas zivjeli
Le serveur à tête d'appariteur musclé de harem
sourit
Se griser avec application sans hâte
à l'heure du premier café
avant de s'en aller traînailler au marché
soupeser
la lippe grave les petites bories de pierre pour touristes
En fond de place l'église dorée comme un pain
En 1660 du clocher
les villageois brisèrent
l'assaut turc avec l'arme secrète locale
huile d'olive bouillante
Les janissaires ont tenu la leçon pour dite
Ils ont appelé Pirovac
le village maudit


*


Relire
Le Pont sur la Drina
de Andric
et Vie et Mort de la Yougoslavie de
Paul Garde s'étiolant dans la Samsonite

Mais aussi Milo Gavran

Chez le disquaire
un CD
d'Oliver l'enfant de Split
inusable de la grand'mère à la petiote
entre Sinatra et Mike Brant et du rap
croate grand jus
lyrique concerné
avec des franchissements de passe
émouvants accordéon violons de foire
Ca parle chômdu identités perdues
retrouvées filles aux yeux de faucon
frères aînés on ne sait où coeur
trop grand de la jeunesse le vieux
pays

dobro dobro


*


Très peu pour moi
Je ne veux pas de tes martyres
Des clous forés aux biceps de ton Histoire
De tes Ordres de Jeunesse les shorts et les foulards
Pas de tes dates calibrées et de tes commémorations

Je veux tes pleines assiettées de boulettes brûlantes
Je veux un verre de posip de Lumbarda
Je veux tes violons, le son de la mih et tes soirs
Je veux les langueurs de la Madère yougoslave

Pas de tes sentes détournées au sceau du talion
Pas de tes marches lentes de tes banquets revanchards
De tes vieilles plaies qu'à plaisir tu débrides

Je veux Notre-Dame-de-Sinj et ses miracles
Je veux le café France Style tes arcades tes portes et tes couvents
Je veux le fond de mer vu des arrières du bus
Une oeuvre de Mestrovic Saint-Donat Saint-Petar et j'exige du poulpe

Pas de tes veufs affichés au premier rang
De tes aires du souvenir ne de tes heures d'exemple
Pas de tes petits soins ménagers à qui sait te plaire

Je veux ta bora et ta neige et les aigles de Plakenica
L'oeil bête du mouflon et tes rites de grande nature
Je veux tes îles crues tes pierres océanides
Et saluer tes absents à pleines coupes de rire

Je veux être toi
Je veux être moi
Quand tes filles s'oublient
Et chavirent en un français charmant

*


TOMISLAV 910-928

PETAR KRESIMIR IV 1058-1075

DMITAR ZVONIMIR 1075-1089

Princes premiers
Légistes

Hommes
avec des jours d'hommes

un jour
ils furent


*

Les chants

                                  matis

Cloître

                                      recluses

Roi

                                                la part de Dieu

Chiens

                                           en chapelle


*

En vain ! - Mes paroles
ne peuvent pénétrer dans
les ténèbres de Vukovar.
                                               Vlado GOTOVAC (1930-2000)


     En août 1991 au dessus de Vukovar le ciel était bleu avec de fines broderies cassis et même de franches couleurs de pêche et de tiramisu
    Des cris d'enfants ont joué à la marelle et l'un des cris s'est tu parcequ'il avait triché
    Du blé et une rose sont tombés du seizième étage du building des cieux
    Un homme a quitté son épouse il courait vite au long des barbelés comme une vérité tordue
    Dans une cave un loustic a débouché le vin une goutte s'en est allée sur une saloperie à fragmentation qui ne l'a pas remarqué
     L'primo qu'je choppe j'lui coupe les joyeuses pour m'en faire une paire de solaires criait un pilier de bar en brandissant une Bible émoussée comme un vieux rasoir
     Une balle a cueilli un ange au creux des reins l'angea crié putain mais il a tenu à poser un instant pour un photographe d'origine hongroise de la CNN
     Radovan mon bébé oh mon bébé Radovan mon petit petit petit oh oh parle-lui toi parle chantonnait quelque femme
     Un groupe de pieux a entonné des cantiques mais pas un ne se souvenait des paroles et ils ont vite laissé tomber
     Des linges de fer ont fondu sur un prêtre et une petite fille la gamine a ri pater c'est comme un trousseau à mes grandes années
     Le 18 novembre Dieu a enfin reçu le manuel d'utilisation du lance-roquettes RBR  M 80 de 64 mm
     Le 20 novembre à l'hôpital toutes les infirmières de garde qui composaient des poèmes ont menti
 
                                                                                                                                              Vukovar, 7.2001
                                                                                                                                          écriture automatique
                                                                                                                                  dans les salles du Dvorac Eltz.
 
    
*
 
 

J'aime les églises
comme le reposoir d'un ami

Ces refuges de paix
que le bon Dieu a permis

J'aime savoir leurs portes closes
aux souffles de hantise

Que leurs voûtes hautes
le disent et le redisent

J'aime les églises
comme on aime une femme

Pour y porter sa foi
et y gager son âme


LES PIERRES


Tu fais
à la lumière pierre blonde
un sort

Tu offres
à la pluie pierre blanche
ta pose

Tu consens
au vent pierre brune
l'osmose

Tu guignes
au souvenir pierre noire
la mort

                                                     Vaganski vrh, massif du Velebit,
                                            sur une enveloppe froissée.


*

Place Zoranica
les cinq puits
en deuil de leurs eaux
Citerne scellée obscure
Moellons vernis roulés creusés
de paumes
nostalgiques humides encore
des
fantômes et souvenirs de fantômes
de gorges altérées


*

Ruelles flamboyantes
où embraser les temps
qui ne sont pas venus


*


L'ennui découpe
les mélancolies étrangères
de la garnison

Des remparts monte
l'oeuvre forte des fricots

Promenade vespérale
des filles du vâlî
belles aux jambes
de colonnes

dans un jadis de saisons


*

Vela placa
l'horloge à vingt-quatre heures de la tour Straza
pardi ma chère
de nos minuits
nous met la tête en bas
                                          Krk.


*


D'ailleurs il pleut sur Nin

sur Saint-Nicolas
guerrière méfiante

et Sainte-Croix
blanche comme
la main d'une vierge

D'ailleurs il pleut sur Nin
pleine de clartés nitouches

et pour tout dire
l'air sent le grain
et le credo éventés


*

Brûlez façades
                                  lourdes des fumets du midi
Trichez pavés
                      sous le pied étourdi
 Songez statues
                               du fond de vos mémoires
                     Quand vous étiez des saints
                          et qu'il fallait y croire

Rêvez gisants
                                au temps de vos étreintes
Une loi à la main
                        une couronne ceinte


*


Fille revenante
Garde-toi de trop aimer
Va à qui tu hantes
Comme l'oiseau au rocher



LES VISAGES


Amis

Daniel
Roger Vadim à trente berges
velu comme un ours

Sandra
ronde très myope
rire à cent mille kuna

Ante
d'une réserve de pope
(a vécu en Hongrie
l'ai revu après loueur d'une
boîte de jets)

Drago
Ivo
Vinko
merci pour le vin

Naja
Mirjana
pas de réponses écrues
à vos questions de cendre

Et des inconnus
des entreaperçus                     tenaces

                                                              Regards comme
                                                   des lianes

Sourires
Moues
Muscs
Haleines
Gestes

Pain et sel au petit matin
offerts par des turbulents
retour de la discothèque Turanj


Ninia et Frane
devant la gare routière
vos poteries bleu Nattier

Kairos
toi les ailes au dos
balance au poing
boucles de rockstar
divinité du bon moment de l'instant juste
de la décision de l'action
tu m'as tant accompagné


La fête secrète
dans la crique
Grand Meaulnes
adriate
Trois visages
comme d'anges flavesces
montant la pure-note
à l'heure du trop-bu

Le tageur de la tour Mul
Le prophète de la promenade Strossmayer
La terrasse du Luxor

Zadar                                Le lion de Sibenik
                    mascaron de méduse          qui se marre                                

                              Toujours là
                                                       quand nous n'y serons plus


*


Course     f

olle

d'enfa

nts

p                                 e
tits    ya

chts

sur

              l
e                   pavé

              bleu               
                                                    Mlini, 9.1990
 
 
 *


Pêcheurs disputant
aux mains de flibuste
dignes de couteaux
Rochers hâbleurs
menaçant l'ami
d'une barbèle d'hameçon
Soupèsent leur virilité
à grande joie mutuelle
se foutent le pied au cul
puis glissent au vent de brune
se porter allégeance
avant la soupe du soir

                                         Rovinj, sur le port.



*


Who's who : Hélène mère de Constantin Paul Théroux
Marco Polo Jack Lang Strabon Louis Ier d'Anjou Ulysse
Joseph Conrad Napoléon Caroline de Monaco Dante
Rolling Stones Georges-Bernard Shaw Gustav Klimt
Medée les Lipizans le preux Roland les tuiles de Toulouse
t'Serstevens Pompée Dalaï Lama Pline le Jeune François
Mitterand Richard Coeur de Lion Jackie Kennedy César
maréchal Marmont Charlemagne Bernard Kouchner
Casanova Mongols et Tartares Jean-Paul II Ivana Trump
Valéry Giscard d'Estaing la Vierge, Jason, Gabriele
d'Annunzio Saint-Paul Ernst Jünger Georges le Dalmate
Richard Burton et Elisabeth Taylor Hérodote le roi et la
reine des Belges Dioclétien Steven Spielberg Pétrone
Rebecca West Alphonse II Sophia Loren Emile Isambert
Marie-Thérèse d'Autriche Charles Nodier Nicolas le
Florentin François-Joseph Cyrille et Méthode les
Ostrogoths Mussolini les Magyars Léonid Brejnev le
paganisme les Normands le Titien


*

Baka
La vieille
Tu ris
Suspecte de trop d'années


Ton pied gonflé
Bat la cadence
En toute impunité


Baka
La vieille
Tu vis
Vide écorcée


Mais va le pied
Dans l'ombre de la danse
Au clair du passé

                                     10.90


                                                                                      Leleh Gialloantico.

 
 


dimanche 13 janvier 2013

Greta & Mauritz

 
     Mêlant réalité et fiction, Greta & Mauritz conte la passion tumultueuse et décalée qui lia, de 1924 à 1928, la jeune Greta Garbo à Mauritz Stiller, tour à tour mentor et amant, metteur en scène inspiré, personnage extravagant et meurtri, l'homme, enfin, qui créa littéralement Greta Garbo.
     C'est, de Constantinople à Berlin, d'Hollywood à Stockholm, une course au bonheur nourrie de tragédies, de rires et d'épisodes baroques, jusqu'à la mort de Stiller, qui marquera l'actrice au sceau d'une définitive solitude.
     Garbo telle qu'elle fut...et telle qu'elle aurait pu être.

                                                                    Pour Jean François Le Moing.


" Dieu créa d'abord Greta Garbo. Et il ne lui resta plus qu'une écume de jours pour le reste."
                                                                                                  L'auteur.



1


                                                    " Ma misère a un soleil "
                                   Karl-Alfred Gustafsson, père de Greta Garbo.

 
     Il était une fois une adolescente suédoise un peu ronde, qui avait appris à utiliser les cordelettes à noeuds des meuniers allemands.
     C'était un ami de son père, originaire de Stralsund dans le Mecklenburg, qui lui en avait expliqué l'usage et les nouements.
     Les cordelettes des meuniers leur servaient d'instruments à calcul pour toutes leurs transactions avec les boulangers et, à la fin du XIXeme siècle, chaque région d'Allemagne usait d'une variante locale.
     La jeune Greta Lovisa Gustafsson devint vite experte dans le maniement comptable assez particulier de ces cordelettes, et lorsqu'elle trouvait son père et son ami occupés à boire après une journée de labeur, elle se précipitait vers eux en s'écriant :
   -Dites un nombre !
   - Voyons, Greta, murmurait Karl-Alfred, son père, fiche-nous la paix avec tes ficelles !
     Mais l'ami Allemand riait de bon coeur et déclarait :
   - Ah ! J'ai fait du bon travail ! Eh bien, tiens, voici une somme à déchiffrer qui n'est pas des plus commodes !
     Greta enseigna à son tour l'art des prompts calculs par les cordelettes allemandes à sa meilleure amie, Eva Blomkvist, et à nulle autre. Les deux jeunes filles s'engageaient alors dans de terribles duels ponctués de protestations et d'éclats de rires.
     Certaines opérations, d'une grande complexité, pouvaient faire appel à deux ou trois cordelettes et les enchevêtrements, devenus alors aussi durs que le chêne, étaient perdus pour l'apprentie-sorcière et demeuraient à jamais indénouables.
     Bizarrement, cela rendait Greta distante, ou, plus fréquemment, abîmée de tristesse. Eva s'en intriguait et lui en fit un jour la remarque. Greta se tourna vers son amie avec une vivacité toute animale. En un instant son charmant et rond visage se creusa, comme fouaillé par un brutal vent empourpré, et son regard brûla de larmes rageuses.
     Ce fut si soudain et si laid qu' Eva, apeurée, recula.
   - Es-tu sotte ! siffla Greta. Je veux pouvoir dénouer tout ce que j'ai noué. Entends-tu ? Je veux comprendre mes calculs. Un noeud est un noeud. Si je ne peux le défaire à ma guise, c'est lui qui me tient. Et je détesterais cela ! Je détesterais cela !
     En cette minute de violent désarroi, de propos échevelés, la jeune Greta dit toute sa vie à venir. Nouant et dénouant sans cesse dans ses voyages au pays des hommes et des femmes des centaines de "cordelettes " sentimentales, amicales et professionnelles, en de vastes et rapides " calculs ", elle devint la comptable établie de sa propre solitude.
 
     Karl-Alfred Gustafsson était un joli garçon au visage d'une douceur presque féminine. Des photos d'époque révèlent tout ce que la future Garbo dût à son géniteur : un visage long et singulier, une grande bouche sensuelle s'achevant en un tomber plein d'amertume, un regard rêveur et peut-être perdu, à y bien regarder.
      Homme de la campagne (il avait travaillé dès ses jeunes années comme engraisseur à bestiaux dans toutes les fermes qui voulurent bien de lui), Karl-Alfred était un esprit rustique et naïf affligé d'une idée fixe : épouser une jeune et riche héritière.
      A cette fin, vivant un rêve éveillé, il vint à Stockholm en quête d'un sort meilleur que celui de tâcheron d'étable.
      Après plusieurs petites besognes obscures qu'il abandonna assez rapidement, il accepta un emploi d'éboueur qui, pour être misérable et pénible, n'en présentait pas moins, selon lui, l'avantage de pouvoir être pratiqué aussi longtemps qu'il le désirerait et jusqu'à ce qu'il eût rencontré l'héritière tant désirée.
      En fait d'héritière, Karl-Alfred fit la connaissance d'Anna Lovisa Karlson, une jeune femme venue tout comme lui tenter sa chance à la ville et dans les veines de laquelle coulait un tiers de sang lapon, fait sur lequel plusieurs biographes estimèrent pouvoir s'appuyer pour expliquer le caractère solitaire et taciturne de Greta qui, bien plus tard, la ferait rejeter sans appel les fastes d'Hollywood et les mirages des studios.
      Karl-Alfred l'épousa, et deux enfants naquirent de cette union : un garçon, Sven, et une fille, Alva.

      Les agents de la voirie étaient appréciés. C'était de solides lurons, avec le mot pour rire. Les petits verres qu'on leur servait à droite et à gauche, tout au long de la journée, précipitèrent la santé de Karl-Alfred dans les abîmes.
     Karl-Alfred avait voulu dompter Stockholm, et ce fut Stockholm qui se chargea de le dresser. La cité lui expédia l'un de ses plus féroces légats : l'aquavit.
     L'aquavit, ou le brännvin, le snaps, l'aqua-vitae, l'Odakra Taffel, quelque fût le nom dont on le baptisât, était le vrai seigneur de la Suède entière et en premier lieu de sa capitale, où il s'en consommait chaque jour des quantités invraisemblables. Sa vieille maîtresse, chargée d'une odeur de sanie, le suivait à deux pas : la tuberculose.
     D'alcoolique, Karl-Alfred devint insane et bestial. Les scènes de ménage chez les Gustafsson se multiplièrent, toujours plus violentes et d'un langage indigne.
     Greta, leur troisième enfant, vint cependant au monde le 18 septembre 1905, dans une clinique pour indigents.
      Presque aussitôt, la famille déménagea au 32 Blekingegatan, au coeur du quartier déshérité de Södermalm, dans un immeuble misérable aujourd'hui disparu. Les Gustafsson occupaient à cinq une unique pièce glaciale, pleine de vents coulis, et rendue plus froide encore l'hiver par de hauts vitrages sans volets.
 
     Greta fut une élève studieuse, mais qui semblait toujours en classe faire " de la figuration ", présente et absente tout à la fois. Elle adorait se déguiser et volait à cet effet les vêtements de son frère Sven. C'était avant tout un plaisir personnel, un déguisement "privé " pour échapper quelques heures à la glue de la misère, au dénuement de sa jeune vie, et non pour la galerie. Elle pouvait ainsi imaginer les plus somptueux épisodes d'une brillante et interminable histoire, ou parcourir à sa guise un monde de paladins, de princesses et de félons.
     Sa vraie passion était le théâtre. A six ans, révéla-t-elle dans un de ses rares interviews, la future Garbo allait se blottir aux entrées des artistes des salles de Stockholm pour écouter sans voir, et faire naître en imagination les acteurs déclamant dans de luxueux décors.
     Et il y avait le cinéma, plus accessible à sa bourse d'enfant. Ses parents lui remettaient parfois une menue monnaie en manière d'argent de poche.
     La petite Greta fut subjuguée par l'actrice Mary Pickford qu'elle vit nombre de fois dans l'un de ses plus fameux métrages, Poor Little Rich Girl (1917), où Pickford incarnait à vingt quatre ans le rôle d'une enfant de onze par la grâce d'artifices, d'avant-garde à cette époque.
     Greta et une amie décidèrent un jour de se rendre aux studios de cinéma de Lidingö, dans la banlieue de Stockholm, afin d'y débuter des carrières d'enfants stars ! Mais une tempête de neige et des citoyens ignorants du chemin à suivre mirent, hélas, un terme des plus prompts à ce mirifique projet...
 
     Greta avait quatorze ans lorsque son père mourut, en 1919, fragilisé par ses excès de boisson et une épidémie de grippe. Alors qu'il se trouvait à son travail par les rues de Stockholm, non loin de la Blekingegatan, Karl-Alfred s'affaissa à l'arrière du charroi à ordures, victime d'un malaise. Revenu à lui, il supplia les personnes présentes d'aller prévenir sa famille à une poignée de rues.
     Il n'y avait personne à la maison hormis Greta qui accompagna son père, tremblant de fièvre, à l'hôpital.
     Ils durent faire une queue interminable dans le hall bondé et saturé de fades relents médicamenteux d'un établissement qui, ainsi que Garbo l'affirma un jour, n'acceptait en entrées prioritaires que " les bourses bien garnies et les grandes gueules..."
     A plusieurs reprises Greta, aidée de ses plus proches voisins, dut soutenir son père qui balbutiait et commençait à délirer. Un homme de forte carrure, saisi de compassion, se fraya un chemin à la force des coudes au milieu d'un troupeau apathique et alla demander au guichet d'accueil que l'on fasse passer " Gustafsson " en priorité. Cela, en vain.
     Etant enfin parvenu au guichet, Karl-Alfred s'entendit dire :
   - Veuillez ôter votre chapeau, monsieur. La courtoisie régle la marche du monde, à l'hôpital comme ailleurs.
     Greta ôta elle-même le chapeau de son père. L'employé, un gros court aux joues molles et pâles, l'annulaire cerclé d'une bague de femme, la regarda faire sans broncher.
     Les questions fusèrent ensuite sèchement, et les réponses furent retranscrites d'une écriture lymphatique. Les affirmations sujettes à caution étaient ponctuées de "oh oh " septiques et railleurs.
   - Profession ?
   - Agent de voirie.
   - Au salaire de...?
   - ...
   - Salaire à ce poste ?
   - Monsieur, faites excuse...J'ai mal comme si on m'avait soufré les veines...
   - Oh oh. Dites un chiffre. En couronnes, n'est-ce pas ?
     Etc...
     Ce sordide épisode du nonchaloir humain marqua Greta à jamais, brouillant ses codes de rapport avec l'autorité, et lui imposant une lancinante image de la primauté de l'argent.
     Le père de Greta mourut quatre jours plus tard. Greta avait été la préférée de ses trois enfants, celle dont il disait :
   - Ma misère a un soleil...
 
     Sven et Alma s'étant installés et lancés dans la vie active, l'un comme employé de confiserie et l'autre comme actrice, Greta prit un emploi, après l'école, dans un salon de coiffure.
     Sa tâche consistait à préparer les mousses de rasage des clients, à leur en badigeonner le cou et les joues, à veiller au bon tranchant des rasoirs et ciseaux et à la propreté des lieux.
     Elle y fut appréciée par les habitués du salon comme étant " une bavarde et gaie boute-en-train ", ce qui peut étonner au premier abord mais s'explique par le fait que Greta, à la mort de son père, s'était essayée à pousser une porte mentale qu'il ne tenait qu'à elle de maintenir ouverte, ce qu'elle ne fit cependant pas.
 
     En juillet 1920 Greta quitta le salon de coiffure pour occuper un emploi de vendeuse-stagiaire aux grands magasins stockholmois PUB (du nom de leur propriétaire fondateur Paul. U. Bergström). Serviable et travailleuse, elle s'y rendit bientôt très populaire.
     Janvier 1921 la vit posant pour le catalogue de printemps PUB, où elle présentait avec un éloignement considérable une série de chapeaux de dames.
     Quelques semaines plus tard, le réalisateur-publiciste Ragnar Ring, un ancien capitaine de l'armée suédoise, vint aux PUB pour y tourner une série de petits films à la gloire de l'établissement. Passant en revue les vendeuses rougissantes et confites en timidité, il remarqua Greta qui essayait de filer en douce.
     Ring était un homme décidé, au verbe net. Il renvoya toutes les vendeuses à leurs stands et retint Greta en déclarant (selon la légende) à ses collaborateurs :
   - Quand nous leur enverrons un tel visage, les barbes de l'Académie du théâtre dramatique royal vont nous baiser les pieds.
     Mais le brave captain Ring, malgré un flair certain, n'avait rien à faire avec la prestigieuse institution et se contenta de " diriger " Greta (Ring, dit-on, réglait son matériel à bonne hauteur et abandonnait les acteurs à leur agitation devant la caméra, lestés de très vagues directives) dans deux pochades publicitaires humoristiques, l'une intitulée Comment ne pas s'habiller, et l'autre Comment ne pas dévorer.
     Au titre de stagiaire, Greta se devait d'effectuer des essais dans chaque rayon des PUB. C'est ainsi qu'au printemps 1922, aux articles " Hommes " du magasin, elle fit la connaissance de son premier " vrai " réalisateur, venu acheter des costumes pour ses acteurs. Il s'appelait Eric Petschler et avait déjà produit et réalisé quelques moyens métrages sans grande ambition. L'apprentie-vendeuse sut le conseiller, fit preuve de goût et de célérité et Petschler, séduit par son dynamisme et, plus probablement, par ses formes assurément assez potelées à cette époque, proposa à Greta de passer dès le lendemain une audition en vue de jouer dans son nouveau film dont il avait écrit le scénario, et intitulé Luffar-Petter (Pierre le Vagabond).
     L'audition, vivement menée à l'heure du déjeuner fut, comme l'on pouvait s'y attendre, concluante (bien que nombre de biographes de Garbo aient souligné à quel point celle-ci s'était montrée scolaire dans ses déclamations), et Petschler, plus que jamais subjugué par les compétences " plastiques " de Greta, l'assura d'un " rôle de composition ".
     " Pierre le Vagabond ", dont la première eut lieu le 26 décembre 1922 à Stockholm, est une sottie sans aucun intérêt, sauf celui d'y voir paraître la future Garbo en costume de bain.
     Pierre (joué par Petschler lui-même) s'engage dans l'armée pour fuir une liaison encombrante. L'incorrigible séducteur tombe sous le charme de la fille de son capitaine et en devient le fiancé " secret ". Mais son " beau-père ", terreur intraitable, intervient lors d'une partie de bain au bord d'un lac, où Greta donne toute sa mesure en bathing beauty à la Mack Sennett, moulée dans un maillot descendant à mi-cuisse. Pierre s'échappe en volant la tenue d'un major des pompiers, occasionnant une folle course-poursuite à travers la ville.
     Le fameux " rôle " de Greta donna l'occasion au magazine Swing d'écrire : " Mlle Gustafsson n'ayant jusqu'à présent interprété qu'un rôle de belle baigneuse pour M. Petschler, nous n'avons pu nous prononcer sur ses talents d'actrice. Swing attire cependant l'attention du public sur ce nouveau nom du cinéma suédois que nous espérons mentionner de nouveau très prochainement dans nos pages. Mlle Gustafsson a tout pour réussir, et en premier lieu son air anglo-saxon ! ".
     On ne pouvait être plus sarcastique. Pour tout commentaire, le réalisateur dira de son interprète : " elle avait de l'ambition ".
     Tomber de rideau.

     Cependant, Petschler n'avait pas employé Greta en simple amuseur car, prévenu sans doute par de secrets maintiens chez la jeune femme,  il s'était intéressé à son possible devenir, lui conseillant entre autres choses de suivre une formation de comédienne et de s'inscrire aux auditions de la fameuse Académie du Théâtre dramatique de Stockholm. Cela laissait peu de temps à Greta, car les auditions avaient toujours lieu en août, et l'on était au début juillet. Petschler la recommanda à une de ses amies, la comédienne Signe Enwall, fille du grand Frans Enwall, alors directeur du Conservatoire national. Greta quitta aussitôt son emploi aux grands magasins PUB, déclarant à l'arrêt du bus à une collègue qui s'en inquiétait :
   - Ma foi, j'entre dans le monde du cinéma et du théâtre !

     Signe Enwall la fit travailler sur les rôles habituellement inscrits au programme académique : un personnage de femme dure et entêtée extrait d'une pièce d'Ibsen, celui d'une jeune fille romantique et timide tiré d'un roman de Selma Lagerlöf. Greta crut bon d'y ajouter un monologue de la pièce de Victorien Sardou, Madame Sans-Gêne.
     L'audition fut une grande réussite, et l'interprétation que Greta donna du texte de Lagerlöf emporta l'adhésion du jury.
     Une fois de plus Greta Gustafsson se démarqua de la plupart de ses condisciples. Ses rythmes, son style, étaient ceux d'une réfractaire.
     La plupart des étudiants de l'Académie étaient issus de milieux aisés où la sophistication, prétendue de bon aloi, marquait le pas sur toutes autres considérations. Les revenus de Greta, en prenant en compte sa bourse d'études, ne dépassaient pas trente couronnes par mois. Greta se nourrissait presque exclusivement de beurre et de pain de seigle et entendait y amener les autres. Elle arrivait systématiquement en retard à ses cours, bien que les règles de la maison sur ce point fussent des plus strictes. Greta cousait des pièces sur ses vêtements, offrait du vin rouge à ses camarades comme elle eût offert une friandise.
     Elle choisit deux amies avec soin et n'en eut jamais d'autres à l'Académie : Mimi Pollak et Véra Schimterlöw. Elle s'offrait aussi le luxe, malgré son réel dénuement, de refuser les rôles qu'on lui offrait dans les troupes venues à l'Académie en recherche d'actrices et d'acteurs.
   ...Mais, avec Schimterlöw, posa pour une publicité de la firme automobile Lancia, destinée à promouvoir son nouveau modèle, la Lambda.
     Cette photo est remarquable, et apparaît souvent lorsqu'il s'agit de Garbo. Les roues de la voiture sont orientées sur la gauche, signifiant un virage pris à grande vitesse. Le visage tendu et concentré de la conductrice (Greta) renforce le message, tout comme l'expression souriante et lointaine et le bras élégamment tendu de Schimterlöw, qui suggèrent les belles et insolentes amazones motorisées de ce jeune siècle. Greta et Véra sont bardées et casquées de cuir et leurs tenues très étudiées évoquent les as de l'air de la guerre 1914-1918.
    
 
 
      La Lancia Lambda elle-même est luxueuse, (son prix était de 43000 lires italiennes de l'époque), racée, étrangère au banal - comme ses occupantes.
    
        

2
 
       
" Il y a quelque chose d'étrange en toi "
       John Gilbert à Greta Garbo (la Reine Christine).
 
 
     Un homme arpentait à cette époque les couloirs et les salles d'études de l'Académie - du Dramaten.
     Un homme démesuré, solitaire, intraitable et terrifiant, qui exigeait beaucoup et accordait peu, une sorte d'ogre rugissant et étincelant qui faisait et défaisait à chaque instant la tapisserie de sa vie, pourvu qu'elle en devînt informe et donc parfaite, quelqu'un qui régnait en tyran génial et iconoclaste sur le théâtre et le cinéma suédois, comme poussé des planches mêmes de la scène.
     C'est du moins ainsi que les professeurs présentaient à plaisir aux étudiants du Dramaten Mauritz Stiller, personnage considérable et insensé, Grand Veneur des arts dramatiques dont il talonnait sans pitié ni relâche les nouveaux talents, les visages d'intérêt, les corps sculpturaux et les dictions intenses. Stiller était toujours à la recherche de la différence et du sensationnel et Enwall, le directeur du Dramaten, savait ce qu'il faisait en le laissant vaguer, tempêter, et organiser des auditions privées dans son établissement.
     La biographie de Stiller était des plus obscures, l'homme ayant toujours soigneusement brouillé ses traces.
     Certains le disaient né à Lvov le 21 mai 1882, de parents juifs polonais. D'autres soutenaient mordicus une naissance à Helsinski en juillet 1883, de parents juifs russes. Quoiqu'il en fût, Stiller ne passait pas inaperçu. Les mâchoires en tombaient lorsqu'on le voyait fondre sur une proie innocente lors d'une de ces séances de torture par lui appelées auditions, moulé dans des gilets de soie dont d'anciens palets de mah-jong remplaçaient les boutons, arborant des cravates taillées dans de vieilles vestes juives traditionnellement brodées, et des jaquettes d'épaisses soie grise.
      Les yeux de Stiller s'attardaient sur chacun, langoureux et pâles, brillants comme un tissu de moire.
      Il était beau et dénonciateur,  romanesque et colérique, un immense professionnel et un bouffon désespéré.

      Lorsque la stagiaire Gustafsson fut inscrite par un enseignant à une de ces fameuses auditions, Stiller la fit attendre une heure, ce qui chez Greta déclencha une crise de toux incontrôlable qui ne se calma qu'au moment d'entrer dans la salle. Stiller négligea de lui dire bonjour et l'abreuva d'une série d'ordres secs qui étaient autant d'aboiements.
   - Ôtez votre manteau et votre chapeau de même !...Marchez !...Marchez donc !...Demi-tour !...Tenez, asseyez-vous là !
      Greta en eut le souffle coupé.
    - Vous êtes, lui décocha Stiller, d'un assemblage singulier. A la fois efflanquée et bien en chair. La frange de votre chevelure au carré est grossière. Vous avez d'évidence joué vous-même du ciseau dans cette masse d'un blond éteint. Votre absurde bérêt jeté très en arrière adoucit un peu votre visage qui se veut austère, et proclame toute sa sensualité. Vos sourcils sont irréguliers, vos joues plates, votre peau tout de suite humide de la moindre vapeur qui passe, et malheureusement libre de tout fard...
     Après un tel panégyrique, il ne restait plus à Greta, très choquée, qu'à se retirer. Jamais elle ne s'était sentie si humiliée.
   - Un instant, lui jeta Stiller. Tournez-vous.
      Greta avait choisi pour ce jour d'audition une jupe ample et sans aucun chic, et des chaussettes de coton gris ouvrant sur de belles jambes à la peau grenue, cependant. Un sweater vert bouteille qui avait connu des jours meilleurs pochait sur une poitrine plutôt concave. Ses cuirs de marche fatigués mais cirés avec grand soin suggéraient un pauvre trente-et-un, un jour de fête à Södermalm. Tout cela, Stiller le vit.
   - Vous serez demain aux studios de la Svensk Filmindustri. Nous vous ferons tourner un essai. Laissez votre numéro de téléphone. Soyez à l'heure ou je vous ferai fouetter.
      Greta sortit de cette audition abasourdie. Croisant l'un de ses camarades dans un couloir, celui-ci lui lança :
   - Alors, qu'est-ce que le vieux Mowscha a encore tramé ?
   - Mowscha ? J'étais avec Mauritz Stiller.
      L'autre ricana.
   - Ca, c'est son nom de duchesse !  Descends de ta mansarde. Mowscha Katzmann. Un juif d'Helsinski. Demande aux vendeurs d'oie rôtie du ghetto, ils sont au courant.
   - Bah ! Et après ? Qu'est-ce que ça peut me faire ? Je ne veux pas me marier avec.
   - Tu ne risques rien, garanti ! C'est un pédé.
   - Qui le dit ?
   - Moi, je le dis. Tiens, qu'est-ce que tu penses de ça ? Sa mère s'est suicidée et il a été élevé par le chapelier pédé de la famille.

     Le lendemain fut pire que la veille. Les locaux de la Svensk faisait songer à un temple empli de prêtres affairés. Stiller semblait avoir oublié Greta, qu'on ne vînt chercher qu'au terme de deux heures interminables durant lesquelles elle faillit cent fois prendre la fuite la tête basse, pour s'en aller implorer l'indulgence des grands magasins PUB.
      C'était un des " lits de douleur"  de Stiller que de tendre jusqu'à la rupture les nerfs de ses victimes. Cela lui permettait de les façonner à son bon plaisir et de faire surgir du plus profond de leurs angoisses la juste et merveilleuse essence de leur talent.
      Il en fut ainsi pour Greta, comme pour tous les autres. Quand Stiller la vit entrer, il s'épargna une fois encore la peine de la saluer. Il la pria simplement d'emprunter le rôle d'une jeune femme malade et lui désigna un divan. Mais Greta, demi-morte d'émotion,  ne put que rougir et se mordre les lèvres, aussi à l'aise sur son divan que sur une planche de fakir.
   - Eh bien, jouez ! Jouez donc ! lui cria Stiller qui semblait n'avoir pas dormi de la nuit. Avez-vous  oublié vos cours du Dramaten ? Marchez un peu et respirez.
      Greta s'exécuta.
   - Cela va déjà mieux, n'est-ce pas ? Ne pensez qu'à vous en cet instant. Soyez égoïste. Méchante. Vous vous sentez mal. Peut-être allez-vous mourir. Vos vieux protecteurs se pressent à la porte. Mais vous mourrez en soupirant après votre impossible amour, ce poète de deux sous...
      Julius Jaenzon, l'opérateur de Stiller, multipliait les plans moyens et généraux. Tandis que Greta évoluait, Stiller se glissa jusqu'à lui.
   - Cette fille a quelque chose d'absolument extraordinaire ! Je veux découvrir ce que c'est.
   - Vous le saurez, Mauritz, répondit Jaenzon sans décoller l'oeil de son viseur.
      Stiller intercepta le sourire en coin de Jaenzon.
   - La moindre once de talent a-t-elle déjà échappé au grand Mauritz Stiller ?...

   - Je vous trouverai un nom, dit Stiller à Greta. Un nom de notre siècle, un nom moderne, qui fera le tour du monde. Je veux qu'on puisse le prononcer de Paris à Moscou, et de New-York à Budapest. Un nom international, qui vous portera au Walhalla !
    - Mon nom est Gustafsson, rétorqua Greta. Je n'en ai jamais eu d'autre.
    - Gustafsson ! Ce n'est pas un nom pour le cinéma. A Stockholm seul, je peux en remplir un plein sac !
    - M. Norden a suggéré de piocher dans les noms des anciens rois hongrois.
       Arthur Norden était le scénariste de Stiller.
    - Norden est un intellectuel. Le public n'a que faire de références obscures, aussi intéressantes soient-elles.
    - Alors, ce sera Mary Brown.
    - Ne vous montrez pas insolente, cela m'inportunerait.
    - Eh bien, je m'en remets à vous.
    - Très bien. Venez avec moi, nous allons jouer.
       Stiller lança au vol à Greta son manteau, ses gants et son chapeau, et la poussa dans un taxi.
    - Mais où allons-nous ?
    - Où ? Chercher le nom d'une étoile.
       A l'Hôtel de Ville, tous deux consultèrent longuement les annuaires de Stockholm.
    - Regardez ceci, dit Stiller. Bien sûr, ce n'est qu'un exemple.
      Son index pointait la syllabe GAR. De son pouce velu, il tapota plus bas une seconde syllabe : BO.
    - Garbo ? dit Greta. Pas mal.

      Une après-midi, Stiller pria la toute fraîche Garbo de l'accompagner aux bureaux de représentation de la compagnie allemande UFA, où on mit à leur disposition une salle et un projectionniste.
    - Ils tiennent jalousement ici une copie intégrale d'un de mes plus gros succès, dit Stiller. A la différence de la Svensk ! J'ai pensé que vous aimeriez la visionner.
      Garbo vit dans cette projection privée une ouverture et une marque de confiance. Le titre, Erotikon, l'alarma, mais il s'agissait d'une brillante comédie de moeurs, telles que Lubitsch devait en tourner plus tard, traitant de l'émancipation sexuelle. Un scientifique tombait amoureux d'une jolie fille délurée qui amenait la joie de vivre dans son existence austère, tout en tenant commerce du coeur avec le meilleur ami de son mari.
      A chaque moment fort du film, Stiller claquait des doigts. Quand les lumières revinrent, il se tourna vers Garbo.
    - Nous allons bavarder un peu, décida-t-il. Eh bien, que vous en semble ?
    - Je ne veux pas vous flatter, répondit Garbo, mais c'est une excellente histoire, et vous l'avez traité avec humour et mesure. C'est vraiment du bon cinéma. Mais, ajouta-t-elle, je ne suis pas sûre que je serais très à l'aide dans ce genre d'intrigue.
    - Ne croyez pas cela. Vous y fonctionneriez à merveille.
      Stiller commença à marcher de long en large.
    - J'ai quelque chose pour vous...Quelque chose de grand. Norden et moi y travaillons. Oui... la légende de Gösta Berling... je l'adapte d'un roman d'une de nos gloires nationales : Selma Lagerlöf. Quel curieux mélange que cette femme ! L'esprit d'un grand écrivain et celui d'une vieille pie. Elle m'a téléphoné la semaine dernière. Savez-vous ce qu'elle craint ? Que ma fougue créatrice ne se cantonne qu'aux scènes d'action. Une attaque d'un traîneau par les loups... un château en feu... cette duègne des Lettres veut m'apprendre mon métier ! Est-ce que je me mêle, moi, de lui tenir la plume ?
     - Quel sera mon personnage ? demanda Garbo, vivement intéressée, car elle se souvenait d'avoir lu, enfant, de Lagerlöf, le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, féerie écrite à la demande du corps des instituteurs afin de faire connaître leur pays aux écoliers suédois.
    - Celui de la comtesse Elisabeth Dohna, annonça Stiller, qui ajouta avec emphase : une jeune aristocrate au coeur pur qui sauve le pasteur Berling de l'ivrognerie et de la déchéance. Vous jouerez ce rôle auprès de Lars Hanson. Ce sera un film en costumes. Je vous paierai 2500 couronnes.
      Stiller fit enfin halte et posa sur Garbo un regard incisif.
    - Connaissez-vous Hanson ?
    - Non.
    - Avez-vous seulement lu Gösta Berling ?
    - No...on.
    - Vous le lirez. Avez-vous confiance en moi ?
    - Oui. Oui, certainement.
    - Alors, Gösta sera une parfaite réussite pour vous comme pour moi. Eh bien, êtes-vous satisfaite ?
      Garbo se tortilla avec gêne.
    - Qu'avez-vous ? gronda Stiller. Parviendrons-nous à nous comprendre un jour ?
       Les larmes jaillirent des yeux de Garbo. Elle eut un fantastique sourire qui poigna Stiller au coeur.
    - Je suis Elisabeth Dohna, dit-elle. En avez-vous jamais douté ?

      Le tournage de Gösta Berling, annoncé à grand fracas, se déroula durant l'été et une partie de l'automne 1923. Ce ne fut une sinécure pour personne, et surtout pas pour Garbo et Hanson car Stiller, en perfectionniste hanté, s'acharna sur le couple jusqu'à leur imposer la position de chacun de leurs doigts, scène par scène.
      Stiller se préoccupait également des maquillages, en créait et en essayait de nouveaux chaque jour, à tel point que le visage de Hanson commença à rougir et à le dévorer. Stiller alternait de même les cajoleries et les insultes, les silences méprisants et les gaietés homériques.
      Le réalisateur cherchait sa Garbo et, à travers elle, l'expression passionnée de la femme dont il espérait encore, en homme-enfant dérouté et baroque, trouver et conquérir l'incarnation.
     Son Gösta Berling était une oeuvre géante d'un métrage de 4454 mètres (quatre heures de projection), en deux parties, dont les premières eurent lieu respectivement les 10 et 17  mars 1924 à Stockholm, suivies d'une première berlinoise en septembre.
     Le film fut un immense succès bien que, selon les fines prévisions de Stiller, l'auteure du livre, la romancière et prix Nobel Selma Lagerlöf, suivie par une critique maussade et hostile au réalisateur, ait déclaré que Gösta n'était qu'une suite désordonnée de scènes sensationnelles et indécentes, et le jeu de Garbo riche de sa seule garde-robe.
     L'Allemagne, bien plus encore que la Suède, porta le film au pinacle. On voulut y voir l'avenir du cinéma européen tout entier et, non sans justesse, une technique encore adolescente se joignant aux esthétismes vénérables de l'opéra.



3


Cile...bülbülüm...çile...
(tant de tristesse, rossignol, tant de tristesse...)
                                                               Chanson populaire turque.
 
 
     Totale réussite, Gösta Berling encouragea Stiller à mettre en chantier un nouveau film, produit à parts égales par la Svensk Filmindustri qui fournirait matériel et pellicule, et le distributeur berlinois Trianon pour la production financière. Il fut entendu que le projet de Stiller, intitulé l'Odalisque de Smolny, serait tourné en décors naturels à Constantinople et que Garbo en serait, tout naturellement, la vedette.
     Le sujet en était follement romanesque et improbable, tout à fait "stillerien " : une jeune aristocrate russe évadée du couvent où l'a enfermée sa famille, se lance sur les routes afin d'y retrouver son amant. Capturée par des Barbaresques, l'héroïne est vendue à un pacha turc qui en fait la favorite de son harem avant que la jeune femme, après bien des mésaventures, ne retrouve celui qu'elle aime.
     La veille de leur départ, un représentant de la Metro-Goldwyn-Mayer à Berlin essaya de contacter Stiller à son hôtel, mais en vain. Les Américains n'avaient eu garde d'ignorer le phénomène qu'était Gösta Berling.


     Le séjour à Constantinople, d'une durée prévue de trente jours, était un travail de seuls repérages et de contacts. Stiller entraînait avec lui toute une équipe : outre Garbo et Lars Hanson qui serait de nouveau son partenaire dans l'Odalisque, l'entourage de Stiller se composait de son opérateur Julius Jaenzon, du scénariste de Gösta Ragnar Hylten-Cavallius, du premier assistant Willi Habantz, du coiffeur Adolf Braun, du régisseur Karge et d'une dizaine d'autres techniciens, ainsi que de Charles, le bouledogue de Stiller.
      Les goûts de Stiller ne le portant pas sur les gargotes, ce fut en fastueux équipage et puissante publicité qu'il descendit au Pera, le légendaire palace de Constantinople fondé en 1892. Garbo s'y vit attribuer la chambre 103, (de nos jours, le Pera Palas entretient pieusement le souvenir de l'actrice au travers de ses Greta Garbo Corner Rooms), et Stiller la chambre 105, qu'avait occupée l'espionne Margaretha Geertruida Zelle, dite Mata-Hari, (que Garbo devait interpréter à l'écran en 1931, dans le film de Georges Fitzmaurice).
     Dès le lendemain, Stiller organisa dans les salons de réception de l'hôtel une conférence de presse où il présenta Garbo comme l'une des plus grandes artistes de tous les temps, tandis que l'intéressée se mordait les lèvres et dansait d'un pied sur l'autre.
     Dans l'assistance se trouvait le réalisateur turc Mushin Ertugrul qui, l'année précédente, avait réalisé pour la Kemal Films, première compagnie de production turque, son chef d'oeuvre, Atesten Gömlek.
      Les sommes mises à sa disposition par la Trianon approchant les 400 000 marks Stiller loua chez Hertz une flottille de voitures (dont l'une d'un jaune vigoureux, car Stiller faisait grand cas de cette couleur pour tous ses véhicules personnels, conduite par une magnifique jeune femme prénommée Gül), ainsi qu'une ribambelle de guides et de luxueuses cantines roulantes pour les collations de la troupe.
     Avant de monter dans le jaune véhicule de tête, Stiller se tourna vers ses collaborateurs, leur ouvrit les bras et leur déclara curieusement :
    - Appelez-moi Moje. (Il prononçait Moïé). J'aime cela. Nous allons conquérir cette ville.

      Stiller comptait écumer les hauts-lieux historiques de Constantinople, accumuler auprès de Jaenzon des kilomètres de prises de vues de Garbo et Hanson maquillés et coiffés, évoluant de palais en venelles et de jardins en faubourgs. Il désirait également que Jaenzon filmât le détroit du Bosphore, qui le fascinait, par tous les temps et si possible lors d'une tempête.
      Ses questions aux guides turcs étaient souvent saugrenues, toujours filmiques. Combien de repas pouvait-on préparer par jour aux cuisines du Sérail ? Vingt-mille. Grandiose ! Il faudrait montrer cela à l'écran. Le Harem avait-il des passages dérobés, des corridors galants, des chambres secrètes ? On les inventerait. Serait-il possible de passer une nuit parmi les bassins, les trois-cent-trente-six colonnes et les têtes de Méduse de la citerne Basilique ? Il s'arrangerait des autorisations avec la légation suédoise.
     Promenant partout sa carcasse puissante, Stiller posait en chaque lieu et sur chaque chose un oeil fouisseur et critique. Garbo lui emboîtait le pas, tous deux longs et efflanqués, tous deux ne sachant que faire de leurs bras interminables, de leurs grandes mains maladroites.
     Ces deux beaux animaux déliés et touchants étonnaient les Turcs qui, parfois, allaient jusqu'à les suivre de par les rues.
     Le temps passant, l'Odalisque de Smolny reculait plus qu'elle n'avançait, hormis dans l'esprit de Stiller qui, lors de ses rêveries éveillées, en déroulait chaque plan avec la minutie maniaque qui le caractérisait. Ses cachotteries et ses mines de sphinx inquiétaient beaucoup l'équipe et, en particulier, le scénariste Hylten-Cavallius qui le pressait d'entamer les réunions de mise en écriture.
    - Peut-être est-ce l'unique fois de votre vie où vous contemplerez un Orient qui n'a rien à voir avec un calicot de foire, lui répondit Stiller d'un ton sans réplique. Accordez-moi votre confiance, profitez du spectacle, et abandonnez-vous à mon rythme.
      Les moyens financiers de Stiller - via la Trianon - semblaient inépuisables et allant de soi. Dépensant en maître et sans doute influencé par les vieilles magnificences turques, il se plaisait à  mille excentricités.
      Tout à fait à son aise, Moje commença à ne pouvoir circuler sans faire suivre sa troupe d'une ribambelle de petits porteurs de pichets de citronnade et d'orgeat, de braises pour le thé, de plateauix débordants de pâtisseries et de cigarettes.
      Lors d'une visite aux cimetières d'Eyüb, ils firent halte sous les frondaisons de l'allée funèbre pour boire du thé au jasmin et manger des loukoums, blottis dans un fouillis de rosiers sauvages, de hautes fougères, et de tombes crayeuses à inscriptions d'or. Des fillettes enturbannées et vêtues en pages couraient ça et là, et s'inclinaient devant Garbo qui répondait avec un rire grave à leurs saluts. Ce faste sembla tel à Garbo, que les morts ne pouvaient se formaliser que des vifs en visite chez eux leur offrent le spectacle d'une turquerie européenne en forme de pique-nique funéraire. Il lui parut simplement étrange que ce fût une compagnie cinématographique allemande qui en réglât les frais.


     Stiller était adoré des serveurs du Pera, bien que sa voix lorsqu'il s'adressait à eux fit songer à celle d'un tigre essayant de convaincre une chèvre  d'accepter qu'il devînt le parrain de ses chevreaux.
Il aimait à claironner par les halls et les rooms de l'hôtel l'immortelle gloire de " sa très chère amie " Greta Garbo, la grande artiste intercontinentale.
    - Tu n'as jamais entendu parler d'elle ? demanda-t-il un jour à un minuscule bout de serveur.
     Le serveur acquiesa vigoureusement.
    - Elle a un appartement ici, alors oui, j'en ai entendu parler.
     Ce qui fit s'étrangler de rire Stiller. Sa nuque de Samson où frisottaient de courts cheveux se plissa et s'empourpra. Encouragé par cette grosse bonne humeur, le serveur se lança :
    - Est-ce que votre amie est aussi connue que bayan Christie ?
    - Qui ?
    - Metmeselle Christie. Elle écrit des romans de policiers. Elle adore le Pera Palas.
    - Bien plus, bien plus, assura Stiller d'un ton rogue suggérant qu'il n'avait jamais entendu parler d'Agatha Christie.


     Après les extérieurs adéquats, les bazars furent la grande affaire de Garbo et Stiller. Tandis que Hanson, Hylten-Cavallius, Jaenzon et les techniciens prisaient l'Orient en terrasse des cafés de Top-Hané, les deux "experts" s'abîmèrent en toilettes et fanfreluches.
     Stiller expliqua à Garbo qu'un budget devait être consacré à ses tenues pour les scènes d'intérieur du film, ainsi qu'aux accessoires de décoration, flacons de parfum, brosses, poudriers, pinces à cils, enfin les fournitures indispensables à un boudoir féminin.
     A cet effet, il dressa une liste des meilleurs étals du Grand Bazar et des bazars du port. Il alla même au marché aux livres, car il lui semblait qu'un chevet de dame sonnerait "vrai " agrémenté d'une poignée de jolies reliures. Stiller dénicha quelques recueils poussiéreux de gravures galantes abandonnés par des Européens, et les montra à Garbo en clignant de l'oeil comme si un escadron de mouches avait pris ses quartiers au coin de sa paupière...
     Ces "shoppings" s'annonçaient en grandes pompes, Stiller recréant sans cesse son Orient de pellicule, allant jusqu'à se faire précéder d'un enfant en babouches d'or et vêtements de soie, un sabre de parade à un poing, un fauconneau sur l'autre.
     Ils étaient ouvertement moqués, et l'enfant excusé de ne pas comprendre la tristesse de son accoutrement et de son jeu.
     Les marchands s'empressaient. Des milliers de marks changèrent de mains en l'espace de quelques jours. Rien n'était trop beau pour Greta qui se calquait résolument sur Stiller. Robes d'un exotisme violent, traînes, voiles et parures distingués par Stiller trouvaient aussitôt gré chez Garbo.


     De gaspillage en gaspillage, le plus absurde fut atteint quand Stiller entreprit de couvrir chaque membre de son équipe de somptueux cadeaux. Il offrit à Garbo un manteau de vison, et une voiture à Hanson. Garbo ne sembla pas reconnaître à ce présent une signification particulière. Elle prit les mains d'une femme de chambre présente et les lui fit passer et repasser dans la fourrure.
    - Voyez, lui dit-elle avec une sorte d'effroi sacré, après cela, une femme peut mourir.
     Hanson se montra plus alarmé des bienfaits de Stiller.
    - Une voiture ! Pourquoi diable ? Je conduis déjà en Suède. Ici, je n'ai pas besoin de voiture.
    - Tout le monde a besoin d'une voiture.
    - Très bien ! De quel constructeur ?
    - Adam Opel.
    - Qu'avez-vous fait, Moje ? Ce sont les voitures les plus chères.
    - Et vous m'êtes un ami des plus chers...
     Malgré leurs protestations, Jaenzon et Hylten-Cavellius reçurent leur part de prodigalité : une montre incrustée de perles pour Jaenzon, des jumelles de loge en cuir et ivoire pour Hylten-Cavellius. Jusqu'au bouledogue Charles qui reçut en présent une collection de chats en pierre bleue.
     Gül, la belle chauffeuse de Hertz, se vit gratifiée d'une broche aux trois ors. Elle vint trouver Garbo, effarée, presque effrayée.
    - Qu'est-ce que cette affaire ? Je ne peux accepter. Vraiment, si Hertz avait vent que je donne mêche à ces extravagances, je perdrais ma place ! Ce richard ! C'est dégoûtant !


      A la mi-décembre 1924, Garbo et Stiller passèrent toute mesure. A l'occasion de la sainte-Lucie, fête hivernale suédoise de la lumière, la Légation donna une soirée en habit.
     Garbo y parut dans une somptueuse robe écarlate à grosses fleurs chinoises achetée l'après-midi même, et se lança avec Stiller dans l'exécution endiablée d'une danse populaire suédoise, le hambo, sorte de polka-mazurka. Garbo faisait voluptueusement rouler la robe sur son corps et accaparait la scène. Stiller la serrait de près, les yeux gais et fous.
     Le visage de l'ambassadeur se ferma comme celui d'un pasteur montant en chaire. Le diplomate était furieux mais n'osa intervenir. La gêne était grande. Le scandale suinta à mots couverts. Bien des années plus tard, en 1941, Garbo devait, une fois encore, se livrer à une chorégraphie effrénée, dansant la chicachoca dans son ultime film the Two-Faced Woman (la Femme aux deux Visages).
     Cette attitude débridée brûla définitivement "Moje" à Constantinople où on ne l'avait par ailleurs jamais vraiment pris au sérieux, et beaucoup de portes se fermèrent.
     Ce fut à l'occasion de ce fol épisode que Garbo fit la connaissance d'une jeune femme d'une minceur de liane et très brune, aux grandes paupières bistres coupant un regard aigu : Mercèdes de Acosta.
     Née à New-York en 1893, fille d'un révolutionnaire cubain et d'une artiste espagnole, de Acosta était une poétesse et une dramaturge. Elle s'était également essayée à la sculpture et à la peinture, et initiée à l'art de la forge et aux techniques de soudure, car un temps désireuse de créer de monumentales oeuvres métalliques.
     Assumant ses goûts lesbiens, elle s'était ce soir-là campée aux côtés de Garbo et l'avait lorgnée par-dessous, lui déclarant sans ambages qu'elle eût donné gros pour se trouver à la place de Stiller.
    - Je ne vous refuserais pas ! répliqua Garbo qui était lancée.
     De Acosta déclina néanmoins la galante invite. Elle devait, dans les années suivantes, exercer une grande influence sur la star. Installée scénariste à Hollywood, de Acosta persuada Garbo d'accepter le scénario de Queen Christina (la Reine Christine), dont le tournage eut lieu du début août à la fin d'octobre 1933, écrit par une autre intime de l'actrice, Salka Vertel, et de porter toute son attention sur les scénarios de "Jeanne d'Arc", "Thais" (l'histoire d'une hétaïre de la Grèce antique), et the Painted Veil (le Voile des Illusions), qui fut celui des trois que Garbo retint.


      Revenus au Pera Palas, encore tout vifs de leur joyeux scandale à la Légation, Stiller proposa à Garbo de venir partager une bouteille de champagne dans sa chambre.
     En attendant qu'on leur montât la bouteille, Stiller remit sur le tapis l'Odalisque de Smolny, laquelle semblait avoir été un peu négligée les dernières semaines. Ses yeux flamboyaient, son sourire était celui d'un vieil enfant.
    - J'aime le cinéma, j'aime les acteurs, Greta, j'aime les histoires et j'aime les raconter à ma mode. Et l'Odalisque n'est qu'une façon de plus pour moi de dire combien il me sera difficile de quitter le monde. Parce que des centaines d'histoires après moi frapperont à la porte et que je ne pourrai pas les rassurer, ni les persuader qu'elles trouveront une toilette ajustée à leur saveur, à leur beauté, à leur premier bal.
     Sa voix chut sur une sorte de râle.
     - Atch ! Les passions embrasées et secrètes, les abîmes et les rédemptions, les mouvements de foule, tout ce pour quoi le pékin est prêt à verser son obole pour poser ses miches sur la pourpre insigne d'un fauteuil, et vivre, enfin ! Vivre les vies que nous lui imaginons, bâtissons, polissons, et que nous partageons le temps venu avec lui. J'en suis partie noble ! NOBLE !
      Stiller tremblait, à présent.
     - Et toi, toi, si belle, si imparfaite dans ta perfection, bafouilla-t-il, qu'avons-nous à faire que tu sois pour eux un rêve d'industrie ? Tu restes à décrypter, tu me restes comme une peine énigmatique.
      Le garçon d'étage s'annonçait.
    - Entrez ! cria Stiller d'une voix pâteuse.
      Garbo demeurait, blanche et raide, dans son fauteuil.
    - Sampanya, présenta le garçon avec une emphase retenue.
    - Je déboucherai, prévint Stiller.
      Le service disparu, Stiller s'escrima avec la bouteille, mais s'interrompit. Il murmurait des mots sans suite et, tout en parlant, entreprit avec des gestes hésitants de vieillard d'ôter un à un les bijoux de Garbo et à les jeter à terre : colliers, bagues, bracelets et boucles d'oreilles. Il saisit les lobes de Garbo avec une telle vénération que celle-ci en eût envie de pleurer et de rire, tout à la fois.
     - Qu'est-ce qu'il y a ? Tu veux coucher avec moi, Mauritz ?
    - Oui. Je ne t'ai jamais désiré autant que ce soir. Je suis nerveux. Malade de toi. Et tu es malheureuse, n'est-ce pas ? Malheureuse de nos vies.
      Stiller finit de déboucher la bouteille, l'inclina légèrement, et fit tomber quelques gouttes de vin sur ses doigts, qu'il agita.
     - Pour les Dieux, où qu'ils soient.
     - Oh, Moje, dit Garbo, cher, cher Moje, pourquoi est-ce que tout cela nous arrive ?
      Garbo s'élança dans ses bras et il s'empara avidemment de sa bouche, la renversa, la ploya rudement en lui tenant les cheveux. Garbo gémit mais ne céda pas, et lui rendit désir pour désir, crochetant la nuque de Stiller de ses ongles.


      Ils firent l'amour comme des démons, Garbo, dans les affres de son extase, giflant à plusieurs reprises son amant qui répondait par des grondements excités. Ils s'effondrèrent enfin, ivres de leur petite mort, et sombrèrent en brutes.
     Le lendemain, laissant un message laconique à l'équipe au desk du Pera, ils fuirent littéralement le luxe de l'hôtel et se réfugièrent au coeur des venelles lépreuses, trébuchant sur les pavés raboteux et pataugeant dans les rigoles grasses de Constantinople, amoureux de leurs personnes et propriétaires de la ville.
     Ils burent des lavasses et engloutirent des roulés dans d'infâmes cambuses, sans jamais cesser de se provoquer du regard. Stiller querella dans l'une d'elles un pehlivan, un "lutteur à l'huile " sur le retour, tombant veste et gilet avec de mélodramatiques gestes de mime, et mettant au pari sa montre-oignon sous les yeux stupéfaits des consommateurs et ceux, rieurs et craintifs, de Garbo. Par bonheur pour lui, le lutteur, mi-ivre, mi-amusé, se dédit.
     Leur bordée amoureuse les mena sur les terrasses du château des Sept-Tours.
     Ces organismes experts, où grondait la passion et se précipitait un sang riche sous les voûtes de chair, gonflèrent longuement leurs poitrines d'un air chargé d'odeurs de résine et de charbon, de mer et de carburant.
     Un vent de large se leva, plus âpre qu'un magister, plus accompli que la mort ou la naissance.
     Garbo défia alors Stiller d'improviser avec elle une saynette-fantasme, la rencontre d'une jeune femme ardente avec un bel inconnu. Stiller, bien que surpris, y souscrit, et Garbo précisa :
     - Je taperai du pied et cela remplacera le lever de rideau. Préparons-nous à nos rôles, chéri.
     Stiller toussota et disparut derrière un pan de mur, tandis que Garbo gagnait les premières marches de l'escalier qui les avait menés aux terrasses et s'y accroupissait, haletante et les joues empourprées.
     Quelle était la signification profonde du jeu qu'elle venait d'amorcer ? Y avait-il dans ses méandres encore inconnus quelque soulagement secret qui s'y dévoilerait à l'un et à l'autre ? Ou n'était-ce qu'une banale attrape érotique qui lancerait leurs corps en ordre de bataille ?
     Elle voulut réfléchir à cela, mais les raisonnements la fuyaient. Le chant du vent creusant les pierres s'imposa à elle et emporta le tout.
     Impatientée, elle se mordit le dos de la main à sang et, comme annoncé, tapa du pied.
     Stiller faillit désarçonner Greta en jaillissant de derrière la muraille sur un pas de danse. Son beau ténèbreux à lui était donc un baladin venu répéter dans le silence et le décor solitaire des Sept-Tours !
     Garbo le regarda évoluer. Les ploiements de son corps accaparaient la terrasse. Ses pieds étaient les racines descellant les dalles usées. Stiller était devenu son propre déchiffreur, le scribe de sa performance.
     Il s'immobilisa impeccablement, les jambes croisées.
     Garbo applaudit.
    - Qui va ? cria Stiller, conservant son rôle, d'une voix presque perchée.
    - Ne partez pas, dit Garbo en se montrant. D'ailleurs, vous ne le pourriez.
    - Pourquoi cela ?
    - Parce que je bloque l'escalier, le voyez-vous ?
      Son rire excité mais construit frémit derrière la pure construction de son visage. Stiller étouffa un juron et marcha droit à elle. Elle fit de même, et ils tournèrent ensemble dans la lumière sans cesser de s'observer.
    - Êtes-vous bien fou ?
    - Je suppose que oui, si danser au sommet de la tour des Ambassadeurs délie ainsi une touriste de sa retenue.
    - Je ne suis pas une touriste, feignit de protester Garbo.
     Stiller sourit malgré lui, et ce fut un ange qui lui sourit en retour et lui prit naturellement le bras.
    - N'êtes-vous pas arrivée par l'Orient-Express ? commenta Stiller, sévèrement. Ils le font tous. De ses salons, on voit très bien notre misère.
    - Allons, tant mieux ! Et des danseurs, aussi. Cela repose. Redescendons, voulez-vous ?
     Ce qu'ils firent, poursuivant leur saynette, dignement pressés flanc à flanc et se gardant mutuellement des marches traîtresses.
    - Bonsoir, dit Stiller, se dégageant.
    - Pas si vite. Il y a ce froid des pierres. Me prêterez-vous votre veste crasseuse ?
    - Vous l'avez bien décrite.
    - De leurs salons, on voit fort bien vos vestes.
     Stiller eut une moue.
    - Bonsoir, répéta-t-il. Et prenez un cab. Le quartier des remparts n'est pas des plus reluisants.
    - Je suis treès sérieuse. Soyez un amour : votre veste.
    - Comme une détrousseuse de grands chemins ?
    - Comme une détrousseuse de danseurs.
     Stiller suggéra par mine habile que ce petit théâtre le lassait. De fait, Garbo tenait son texte. Mais elle n'en avait pas fini avec lui et désirait encore jouer. Elle claqua des doigts. " Votre veste ". Il ôta celle-ci et lui en recouvrit les épaules. Stiller poursuivait plus avant, ayant à présent forte envie de voir jusqu'où irait le jeu.
    - Gardez-la.
    - Vous êtes décidément un adorable goujat, monsieur Quart-de-Tour.
    - Et vous une jeune étrangère trop gâtée.
    - Voyons, donnons de la mise. Je désire fortement apprendre un secret. Celui-ci me tracasse. Désirez-vous le découvrir avec moi ? Ainsi, nous ferons la paix.
    - Soit. Mais si je me montre meilleur Cassandre que vous...
    -  Vous ne pourrez remporter, dit Greta joyeusement. Cela est impossible. Tout à fait impossible.
    -  Dois-je comprendre...?
    -  Fixons l'enjeu.
    -  Est-ce de l'argent ?
    -  De l'or. L'or de notre amitié.
    -  Prenez garde. Vous parlez grand à un Turc.
    -  Et tout d'abord, vous ne pourrez récupérer cette veste tant méprisée...qu'au seuil du Pera Palas.
    -  Le Pera ? Mais cet établissement est à l'autre bout de la ville !
    -  Je le sais.
    -  Et sans me connaître, souffla Stiller, vous me demandez de vous y mener ?
    -  Oui.
    -  Pourquoi ?
    -  Parce que vous avez de longs traits de fille. Parce que j'ai confiance en vous.
    -  Vous ne connaissez pas même mon nom.
    -  Ma foi, non. Dites-le moi, si cela doit vous rassurer.
    -  Et j'ignore le vôtre...
    -  Dansez encore.
    -  Me paierez-vous ?
    -  Ne comptez pas là-dessus.
    -  Partons donc en quête de ce fameux secret...
     A cet instant le plein soleil à son mitan bondit sur les murailles et les enveloppa de sa brûlure vivante, bienfaisante. Stiller ferma les yeux. L'haleine de son étrange amante lui caressa la joue.
    -  Le jeu est fini, dit Garbo avec un petit rire doux. Et j'ai gagné. Je vous voulais en pleine lumière, le soleil a jeté sa carte pour moi. Oui, en vérité, j'ai gagné.
    -  Cela est vrai, concéda Stiller. Et vous êtes demeurée dans l'ombre.
     Ils se turent.
    -  A présent, dites-moi votre nom.
     Il le lui dit. Ils avaient créé un jeu et le jeu vivait en eux, en ambassadeur d'eux. Ils ne pouvaient en sortir.
     Garbo le répêta à mi-voix et parut le savourer, le roulant contre son palais comme un miel de rose.
    -  Et vous, bayan ?
    -  Plaît-il ?
    -  Eh bien... votre nom...
    -  Pardon, le mien est un aboiement très laid : Garbo.


     Aux premiers jours de 1925, les fonds vinrent à manquer. Faisant, contre tout, bonne figure,  "Moje" rassura sa troupe. Il avait, leur dit-il, prévenu la Trianon par pneu qu'elle eût à les renflouer, et n'en attendait pas moins qu'un million de marks supplémentaire. Devant le silence persistant de la production,  Stiller rapatria vivement son équipe à Berlin, pour y découvrir la faillite pure et simple de la Trianon.
     Stiller accusa le coup, mais ne laissa pas à sa protégée l'occasion de s'apitoyer sur leur sort. L'étalage étant pour lui une seconde peau, il s'installa avec Garbo au luxueux hôtel Esplanade proche du Tiergarten, où ils achevèrent de dépenser à large train les ultimes marks de la défunte Trianon. Leur réservation ne portait, il est vrai, que sur deux des chambres les plus modestes en extrémité d'étage (que la direction de l'établissement destinait généralement aux prêtres), mais Garbo et Stiller n'en affectèrent pas moins les importants, en réflexion de vastes projets.


     Dans le même temps, Louis B. Mayer, magnat de la Metro-Goldwyn-Mayer, se trouvait dans les studios romains où des problèmes étaient apparus sur le tournage de Ben-Hur, avec Ramon Novarro et May McAvoy, que dirigeait Fred Niblo.
     Mayer fut contacté par l'actrice Lilian Gish qui souhaitait obtenir Lars Hanson à ses côtés au générique de the Scarlet Letter (la Lettre Ecarlate),d'après le sulfureux roman de Nathaniel Hawthorne.
     Gish se trouvait à l'hôtel Adlon de Berlin. Serait-il possible à Mayer de l'y rejoindre, les obstacles italiens levés ?
     Mayer eut un flash.
    -  Lilian, Garbo et Stiller ne sont-ils pas à Berlin ?
    -  Ca, tout le monde peut le voir !
    -  Que voulez-vous dire ?
    -  Ruinés jusqu'aux moelles et gueulant comme des putois qu'on leur serve leur bortsch dans une vaisselle d'or ! s'amusa Gish.
    -  Où sont-ils descendus ?
    -  A l'Esplanade.
    -  Merci, ma chère.
    -  Un instant, Louis ! lança Gish. C'est à l'Adlon que je suis, moi.
    -  Hanson est à vous, répondit Mayer avant de raccrocher.


     Stiller tournait et retournait entre ses doigts le télégramme de Mayer.
    -  Tu as une tête à vouloir le jeter par la fenêtre, prévint Garbo.
    -  Qui ? Mayer ?
    -  Ecoute, Moje, est-ce que toi et moi voulons vraiment de la Metro ?
    -  Est-ce que tu le veux vraiment, toi ? La Svensk me suffira toujours.
    -  Arrête ton manège, Mauritz, cria Garbo, ou c'est toi que je vais jeter par la fenêtre. Mayer est un marchand. A Hollywood, nous serons pieds et poings liés. Tu marcheras et je marcherai. Et quoi d'autre ?
    - Ne t'en fais pas, dit Stiller. Mayer est un Juif, comme moi. Il ne lâchera pas sa chemise des dimanches pour une casaque en peau de lapin. C'est un homme intelligent et il sait ce qu'est le talent.
    -  Crois-tu ? murmura Garbo.
    -  Bien entendu. Stiller se secoua. Et tout comme moi, il aime les belles choses. Nous allons quitter l'Esplanade qui n'est pas assez chic, et nous installer à l'Adlon pour le recevoir.
     Mais Mayer connaissait Berlin et ses fastueux hôtels aussi bien que Stiller, et le coiffa au poteau. Ce fut lui qui transmit à Stiller une invitation à déjeuner à l'Adlon et non l'inverse.


     Louis Burt Mayer, de son vrai nom Lazar Meir, était né en 1888 à Minsk, en Russie blanche. On ignore sa date de naissance, mais lui-même choisit, lors de sa naturalisation américaine et en honneur au pays qui l'accueillait, celle du 4 juillet.
    Sa famille émigra au Canada où son père Jacob créa une entreprise de ferraillage. Lorsque les Meir vinrent aux Etats-Unis, Louis, au terme de ses études, pratiqua divers métiers avant de devenir propriétaire-gérant d'un petit cinéma Orpheum (les fameux theatre films) et de se tourner finalement vers la production.
     La Metro-Goldwyn-Mayer, fusion de trois modestes compagnies, n'avait que quelques mois d'existence quand il rencontra Stiller. Mayer avait alors deux grosses productions sur le feu : Ben-Hur, tourné à Rome, et the Big Parade (la Grande Parade) de King Vidor, avec John Gilbert et Renée Adorée, qui allaient, l'année suivante, lui apporter la prospérité et désigner la MGM comme l'une des plus prometteuses compagnies cinématographiques américaines.
     Mayer avait assisté à Hollywood à une projection du Gösta de Stiller, et tenait le film en haute estime. La scène de poursuite avec les loups sur le lac gelé l'avait bluffé, et il y avait reconnu une signature majeure.
     "L'exotisme" de Garbo, d'autre part, l'intriguait et le fascinait à la fois. Mayer désirait vivement l'attirer à Hollywood. Le problème était qu'il ne pensait pas vouloir s'embarrasser de son Pygmalion. Si Garbo ne pouvait remonter son bas sans en demander l'autorisation à Stiller, ce dernier devenait importun.
     Garbo accompagna Stiller à l'Adlon. De sa rencontre avec Mayer, on connaît son commentaire fameux :
    -  Je suppose qu'il me jaugea du coin de l'oeil, mais quant à moi je ne le regardai même pas.
     Mayer attaqua bille en tête.
    -  Je ne veux pas m'embarquer avec vous sans biscuits. J'ai demandé à Seastrom si vous étiez de l'espèce qui réjouit un banquier. Il m'assure que oui. (Victor Sjöström, compatriote de Stiller et Garbo, était installé depuis quelque temps à Hollywood et l'Amérique, selon les "normes" de l'époque, avait anglicisé som nom). Donc, bienvenue à Hollywood. Peut-être seriez-vous prêt à remettre en scène un Gösta Berling plus en rapport avec les goûts américains ? Se passant au Klondike, pourquoi pas ? Ce serait pour vous une carte de visite de première force.
     La provocation marcha à plein.
    -  Pas question ! rugit Stiller.
    -  D'accord. Nous vous trouverons autre chose.
    -  J'en suis persuadé. L'Amérique porte trop d'histoires en elle pour ne pas m'en céder quelques unes.
     La remarque détendit Mayer.
    -  Bien. A présent, écoutez-moi.
    -  Parlons salaires, dit Stiller.
    -  Arrêtez vos couacs et bouclez-la. Mais voici votre réponse : votre salaire sera de 1000 dollars par semaine. Non négociable sur la première année. Celui de miss Garbo de 400. Non négociable sur la première année. A présent, poursuivons ou quittons cette table.
     Mayer se sentait en pleine forme.
    -  Je veux que vous écoutiez attentivement ce que je vais vous dire, monsieur Stiller. Le cinéma américain n'a rien à voir avec le cinéma que l'on fabrique et que l'on connaît en Europe. C'est un cinéma efficace mais encore pataud, empli de préjugés et de bégueulerie. J'exigerai donc de vous une clause de moralité. Je vous en prie, ne bronchez pas. Tout le monde y passe. Une sorte de soupape de sécurité sur l'acceptable et la bonne réputation, si vous voulez. Ici, votre Erotikon ne passera pas. Du moins, pas de notre vivant. Nous avons eu une terrible affaire, naguère, dans cette ville. Le monde du cinéma, ici, ne veut pas d'un nouvel Arbuckle. Êtes-vous prêt à vous soumettre à cette demande, en paroles et en écrit, cela va de soi ?
    -  Tout à fait d'accord, Lazar. (Stiller frémit de toute son élégante moustache et Mayer retint une grimace). Vous noterez en retour que tous mes films et ceux où tourneront miss Garbo porteront la mention une production Mauritz Stiller.
     Stiller se resservit du vin.
    -  Et pour toute production où mon nom est engagé, j'exige d'être consulté sur le choix des acteurs.
    -  Difficile, prévint Mayer. Mais admettons. Il eut un maigre sourire. Ce serait alors une sorte de label suédois de "décence" que la MGM s'autoriserait avec ses réalisateurs de toute première catégorie, Suédois comme Seastrom et vous, ou autres ?
    -  Exactement.
     Mayer était intéressé, mais il n'était pas idiot. Et profitant d'une absence de Garbo :
    -  Êtes-vous amants ? voulut-il savoir. Notez qu'à Hollywood ce n'est pas un mauvais point. C'est même un statut tout à fait officiel, mais cela induit que certains scénarios majeurs se voient taxés de droits de coucheries et vont à des bousilleurs, et que tout un tas de stupidités sont dévolues à des artistes de grand talent qui n'ont d'autre choix que de filer doux. Est-ce que je me fais comprendre ?
     Stiller jeta un rapide regard alentour. Garbo n'était pas en vue.
    -  Nous ne sommes pas amants, répondit-il sans sourciller. Juste des partenaires professionnels. A la mode suédoise.
    -  Hum ! dit Mayer. Alors, cela pourrait marcher entre nous. Marcher un temps. Et il faudrait que miss Garbo suive un régime.
    -  Merci, Lazar, souffla Stiller. Je ferai sortir le papillon de sa chrysalide. Avez-vous bien observé son visage ? Il n'aura pas d'égal en ce siècle.
    -  Et il n'y aura pas d'emmerdeur égal à vous en ce siècle.
     Mayer appela le maître d'hôtel.
    -  Les cuisines de l'Adlon s'enorgueillissent de leur chef. François est un Bourguignon. Je vous conseille son dessert, les froufrous meringués.
    - On dirait un titre de la MGM, commenta Stiller. J'en prendrai deux portions.


     Le départ de Garbo et de Stiller pour l'Amérique, prévu dans les premières semaines de février,  fut grandement retardé par un visiteur inattendu à l'Adlon : le réalisateur allemand G.W.Pabst. Celui-ci désirait vivement engager Garbo pour le rôle principal d'un drame qu'il s'apprêtait à porter à l'écran, d'après un roman de Hugo Bettauer, sur un scénario de Willy Haas, die Fredlose Gasse (la Rue sans Joie). Les autres interprètes en seraient Werner Krauss, Jaro Furth, Einar Hanson et Asta Nielsen.
     Malgré la promesse faite à Mayer et l'engagement pris envers une jeune mais déjà influente major, Stiller " céda " Garbo à Pabst pour 4000 dollars. Moje ne manqua pas de faire inclure ses frais personnels, luxueux et effrénés,  dans le contrat de Garbo et, dans l'espoir de futures et fructueuses collaborations avec Jojar, la maison de production allemande où Pabst possédait des parts, se montra selon son habitude d'une exigence maniaque envers tout ce qui touchait de près ou de loin à sa vedette.
    -  Attendez une minute, dit Stiller à Pabst qui allait se retirer. Quelle pellicule utiliserez-vous ?
    -  La nouvelle Gevaert.
    -  De la bonne qualité, Wilhem. Mais pas pour Garbo. Prenez de la Kodak pour toutes les scènes où elle apparaîtra.
     Pabst montra la tête d'un homme qui avale un chardon sans même une bière pour le faire passer.
    -  Kodak est de loin la meilleure pellicule, j'en conviens, mais cela va faire considérablement monter la note. J'espère que votre protégée en vaut la peine, Mauritz.
    -  Vous êtes un vieux renard, Wilhem, répondit Stiller, mais je vous rends la pareille. Si Greta ne valait pas son pesant d'or, vous ne seriez pas face à moi dans cette chambre.
     La première de " la Rue sans Joie " eut lieu le 18 mai 1925. Le film, dans la tradition expressionniste, n'eut pas le succès escompté. La critique se montra tiède. le public ne suivit pas non plus, las, déjà, de ces sombres drames misérabilistes qui dénonçaient sans relâche l'immoralité et la décadence de l'après-guerre. Deux ans auparavant, Greed (les Rapaces), mis en scène par Erich von Stroheim, oeuvre monstre de dix heures, avait porté le genre à ses plus hauts sommets.
     Le thème de " la Rue ", quelque peu rabâché, était un écoulement de brutalité larmoyante de 90 minutes. Vienne, en 1921. Dans la sordide rue Melchior sévissent une maquerelle et un boucher. La maquerelle brûle les innocences des malheureuses tombées entre ses griffes, le boucher affame au prix fort. L'émouvante Greta Rumfort, afin de sauver sa famille ruinée, se laisse tenter par la prostitution, tout comme son amie Maria (qui en deviendra une meurtrière), mais est sauvée in extrémis de la déchéance par un lieutenant de la Croix-Rouge.
     Ce film permit toutefois à Garbo de prendre la mesure de deux réalisateurs et de leurs méthodes de travail. Pabst, appliqué et méthodique, soucieux du décompte des heures et des jours, mettant en boîte en un mois et demi des oeuvres d'une haute facture, mais sans génie ; Stiller, brouillon et incommode, prodigue et intuitif, lent et néflier, donnant au public un vrai travail à mâcher.
     On ne peut affirmer que Garbo en sortit indemne. Mais elle en devint actrice.




4


(...) J'avais la tête complétement tournée par la noblesse de sa beauté,
j'étais persuadée qu'elle deviendrait à tous les coups une star mondiale.
                                                                                                         Leni Rieffenstahl.
 
 
 
     Un mois après la sortie du film de Pabst, Garbo et Stiller embarquèrent le 27 juin 1925 sur le Drottningholm à destination de New-York.
     Stiller passa la majeure partie des dix jours de traversée dans sa cabine, ou allongé au soleil sur le pont, se plaignant de douleurs lancinantes dans les jambes.
     La veille du départ, ils avaient fait l'amour en prenant tout leur temps et Greta commençait à se sentir en confiance dans les bras interminables de son amant, à vraiment apprécier son corps âpre, dur et rugueux comme un tronc.
     Elle s'abattit en arrière, les hanches emperlées de sueur, les cheveux dans les yeux, et entraîna Stiller avec elle.
    -  L'Amérique ! Je pourrais tuer pour elle ! En même temps, j'ai peur d'y devenir folle.
    -  Une merveilleuse folie ! gronda Stiller. Laisse-moi faire. Nous y serons fous à deux.
    -  Idiot !
    -  Oui, certainement. Je ne veux rien d'autre que ma folie comptée en années avec toi.



     Le 6 juillet 1925, posant le pied sur le sol américain, ils furent surpris et mortifiés que le comité d'accueil de la MGM ne se composât que de deux personnes, un jeune et anonyme employé et un photographe qui eut l'honneur de prendre les premières photos historiques de Garbo et Stiller en Amérique.




Les vacances d'été étaient naturellement au programme de la MGM, et tous ses responsables occupés à se dorer en famille sur les plages.
     Ils furent logés à l'hôtel Commodore et les premiers jours, mortellement ennuyeux pour le couple, se passèrent en courtes promenades et en bains froids, car New-York était devenu un hammam.
     Stiller essaya en vain de toucher Mayer au téléphone. Mais enfin, en septembre, alors que le réalisateur désespérait des attitudes cavalières et indifférentes des pontes de la MGM, ils furent priés par télégramme d'embarquer dans le New-York - Los Angeles.
     Leur moral remonta à la gare de Los Angeles où une importante délégation MGM, enrichie des membres de la diaspora suédoise, vint les accueillir avec fleurs et présents. Stiller fut logé dans un bungalow sur la plage de Santa Monica, et Garbo se vit attribuer une suite au tout proche hôtel Miramar.


     Au département publicité, on travailla immédiatement à l'image de la nouvelle star. Garbo dut suivre un régime et passer de nombreuses heures sur le fauteuil d'un dentiste pour " améliorer son sourire " (selon les termes et les canons MGM).
     Le battage autour de sa personne (auquel oeuvrait une centaine de professionnels) intimidait Garbo et lui faisait perdre ses moyens. Elle sympathisa cependant avec Lilian Gish qui était la seule à cette époque qu'elle prît comme référence et admirât pour sa " sauvagerie " et ses coups de gueule fameux face à Mayer et consorts.
     Stiller ne fut pas immédiatement pressenti comme metteur en scène et un autre réalisateur, Monte Bell, devait diriger Garbo dans son premier film américain. Ayant visionné les bouts d'essai MGM de Garbo (tournés par Stiller), Bell la réclama comme actrice principale de son film the Torrent (le Torrent), d'après le roman de Blasco-Ibanez. Stiller encouragea Garbo à accepter cette proposition bien qu'il n'y pût jouer son habituel rôle de mentor. Garbo y eut comme partenaire Ricardo Cortez, bellâtre latin rival de Rudolph Valentino.
     "Le Torrent ", dont la première eut lieu en février 1926, est une oeuvre mineure, et le roman adapté l'un des plus médiocres de Basco-Ibanez, auteur surestimé mais devenu célèbre et riche avec son récit de corrida "Arènes Sanglantes ".
     Les amours tragiques, entre Paris et l'Argentine, d'une marquise et d'un ingénieur doit surtout beaucoup au directeur de la photographie William Daniels, qui sut merveilleusement mettre en valeur Garbo, laquelle l'exigea sur la plupart de ses autres films.


     Les films suivants enracinèrent l'image de Garbo auprès des gens de cinéma et du public, mais, de même, n'eurent rien de chefs-d'oeuvre.
     Stiller fut alors pressenti pour la diriger dans son second film the Temptress (la Tentatrice), toujours d'après un roman de Blasco-Ibanez, mais remplacé au bout de onze jours par Fred Niblo. Les dirigeants de la MGM  avaient estimé, non à tort, Stiller tout à fait ignorant des règles d'un plateau de cinéma américain, et faisant apparaître une évidente tyrannie et une mauvaise foi outrancière dans ses rapports avec les techniciens et les acteurs. Stiller détestait le premier rôle masculin du film, Antonio Moreno, qui le lui rendait bien. Garbo se désespérait de cette situation, car elle souhaitait plus que tout poursuivre sa carrière sous l'aile de son guide et amant. Stiller fut comparé par Mayer à Erich von Stroheim (ce qui n'était pas un compliment dans sa bouche) qui, sur le récent tournage de " la Veuve Joyeuse ", avait montré aux pharaons de la MGM ce qu'il en coûtait de vouloir le couler dans un moule.
     Pour achever la débâcle parvint de Suède, l'avant-dernier jour de tournage de Stiller, la nouvelle du décès d'Alva, la soeur de Garbo, des suites de la tuberculose. Alva avait entamé une carrière d'actrice en Suède qui semblait elle aussi prometteuse. Peut-être y aurait-il eu la place pour deux " Gustafsson " à Hollywood...
     A cette occasion, Stiller fit montre d'un sinistre théâtralisme en conservant le câble vingt-quatre heures et en le remettant à Garbo en plein travail, sur une scène de bal costumé. Le grand Lionel Barrymore, qui jouait dans " la Tentatrice " le rôle de Canterac, s'insurgea que Stiller lui eût montré le pneu avant toute autre personne, et il ne mâcha pas ses mots.
    -  Bon Dieu de Suédois, cracha-t-il, vous n'allez pas lui faire vivre ça ! Où voulez-vous en venir ? Est-ce à moi de jouer le coursier ?
     Stiller considéra Barrymore, les yeux étrécis.
    -  C'est moi qui vais le lui annoncer. Mais je supposais que votre grande expérience des chroniques de plateau, Lionel, vous suggérerait quelques conseils. Par ailleurs, je pense sincèrement que cela peut insuffler à Greta...
    -  Allez vous faire foutre, bon Dieu de Suédois !
     Garbo apprit la nouvelle dans les minutes suivantes. Elle vacilla et se cacha longuement le visage dans ses paumes en coupe. On eût entendu tomber une épingle. Stiller voulut s'avancer, mais Garbo leva le front, montrant un visage ferme, et dit :
    -  C'est bon, Mauritz, où dois-je me placer ?


     Il y eut toutefois des moments de neuves amitiés et de rires sur ce problématique tournage. Lon Chaney, " l'homme aux mille visages " rendit visite à Garbo dans sa loge. Chaney était son voisin à Hollywood et tournait sur le plateau contigu " la Route de Mandalay ", un sombre drame où le grand acteur interprétait Singapore Joe, un marin déchu et borgne. A l'invitation de Stiller, toujours avide de publicité, s'étaient ralliés le réalisateur Fred Niblo et Antonio Moreno.
     Chaney multiplia les mines et les courbettes auprès de Garbo, et bouffonna comme s'il eût entrepris une duchesse. Mais ses conseils furent sincères et désintéressés, et Garbo les écouta avec une grande attention.
 
 



    -  Vous savez, Greta, dit Chaney, le mystère a toujours été mon plus sûr allié. Et même ici, à Hollywood, ma recette de succès n'a jamais été éventée.
    -  M'en direz-vous les ingrédients, Lon ? le taquina Garbo.
    -  A vous, je la livre sans réserve. Aucune interview. D'avares apparitions. Ne jamais être surpris par un photographe ailleurs que sur un plateau.
    -  Cela me va, estima Garbo.
    -  Je le pensais bien, sourit gravement Chaney.


     L'éviction de Mauritz Stiller du tournage de "la Tentatrice " fut un réel coup dur pour Garbo. Malgré ses protestations et ses menaces sans nuances de se faire porter pâle (qui donnèrent naissance à une correspondance fort acerbe entre la vedette et Louis Mayer), les dirigeants de la MGM demeurèrent inflexibles et brandirent eux aussi le spectre de la rupture de contrat. Fred Niblo remplaça Stiller sur le tournage, achevant le désastre. Tâcheron du jeune Hollywood, Niblo, d'un personnage déchiré, fit de Garbo une séductrice banale et même assez insupportable, d'où toute ambiguité, tout charisme s'étaient enfuis. C'était de la bouillie pour chats et Dorothy Farnum, scénariste de " la Tentatrice ", croisant Mayer dans les couloirs, le retint de deux doigts par ses revers en déclarant :
    -  Avec Niblo, " la Tentatrice " est torpillée. Stiller est un artiste, il connaît Garbo, Niblo est un saboteur qui ne connaît que ses bottes de chasse.
    -  Monsieur Niblo a toute ma confiance, répliqua froidement Mayer.
    -  Allons, Louis, lança Farnum en s'éloignant, Niblo ne reconnaîtrait pas le talent même si celui-ci le demandait en mariage.
     C'était pour Stiller un pénible divorce, façon Hollywood. Le 16 juin 1926, Mayer ne fut que trop content, à la demande d'Erich Pommer, producteur allemand attaché à la Paramount, de céder Stiller à celle-ci pour la réalisation du nouveau film de Pola Negri, " Hôtel Impérial ".


     John Gilbert, né le 10 juillet 1899 à Logan, Utah, était à cette époque l'acteur coqueluche d'Hollywood. Romantique à la ville comme à l'écran, Gilbert n'hésitait jamais à demander en mariage toute jeune créature dont il tombait amoureux. Ainsi en fit-il sur le plateau de " la Grande Parade " auprès de Lilian Gish, talonné de près par le réalisateur King Vidor, subjugué lui aussi par Gish.
     Séducteur à la beauté " américaine " (voulue par Mayer pour contrebalancer la ribambelle de séducteurs hidalgos sous laquelle croulait Hollywood), Gilbert était l'un des plus gros cachets artistiques de la MGM.
     L'annonce faite par le responsable de la publicité que Gilbert serait partenaire de Garbo dans un film intitulé the Flesh and the Devil (la Chair et le Diable) que dirigerait Clarence Brown d'après le roman d'Hermann Sudermann, enflamma les imaginations, et fit s'aiguiser les stylets de la censure fédérale qui ne plaisantait pas avec le Code Hays fixant les limites de ce qu'on pouvait montrer à l'écran en fait de " dépravation morale ".
     A cette occasion fut créé de toutes pièces le phénomène Gilbo (Gilbert-Garbo). On attend encore l'historien qui clôturera par des preuves avérées les débats sur l'intensité de la passion qui "unit" Garbo à Gilbert. Furent-ils amants ? Vivèrent-ils un amour convenu, empruntèrent-ils au monde factice dans lesquel ils évoluaient et travaillaient la substance d'une fusion personnelle ? Nul ne le sait, nul ne peut le prétendre. La publicité MGM faisait feu de tout bois : pique-niques en amoureux, promenades en mer, dîners dans de "modestes" auberges campagnardes, rien ne fut négligé pour parfaire la légende des " amants du siècle ". On apprit par quelque " indiscrétion " que Gilbert surnommait Garbo Flicka (jeune fille, en suédois), et que Garbo aimait à le surnommer Yacky...
     Ce qui semble beaucoup plus crédible, c'est que Gilbert apprivoisa Garbo, et qu'il lui fournit une assurance envers elle-même et une amitié sincère qui faisait cruellement défaut à la " star du Nord ".
     Gilbert en personne la fit progresser en anglais. Dans le privé (la fausse vie, à Hollywood), Gilbert était un homme solitaire tout comme Garbo, conscient de la brutalité d'Hollywood, se perdant en beuveries et en libertinages, et espérant la venue d'une amie (à l'écran, la vraie vie), un homme-enfant insouciant, et conquérant de pellicule.
     La première de " la Chair et le Diable " se déroula à New-York le 9 janvier 1927, et les bénéfices engrangés par le phénoménal succès du film furent tels que Mayer, malgré une rebellion de Garbo touchant à ses émoluments (à la suite de laquelle elle alla bouder en Suède !) lui fit signer le 1er juin 1927 un nouveau contrat prévoyant que Gilbert et Garbo seraient de nouveau réunis pour une adaptation d' "Anna Karenine ", intitulée Love. (Garbo and Gilbert in Love !) se pâma la MGM.
     Le comte Tolstoï n'impressionna guère Garbo, dit-on, à la grande colère de Mayer qui se réfugia derrière les clauses du contrat.
     Durant le tournage d' " Anna Karenine ", John Gilbert, fidèle à sa tradition, entraîna Garbo chez le juge afin de convoler (ce qu'il promettait aux échotiers à chacune de ses interviews), mais la " passion " des tourtereaux d'Hollywood s'arrêta là, fournissant une pilule amère à la publicité MGM car Garbo, s'étant excusée un instant, prit ses jambes à son cou et revint en train à Hollywood...
     Gilbert tourna encore deux films avec Garbo, A Woman of Affairs (Intrigues) en 1929 sous la direction de Clarence Brown, et Queen Christina (la Reine Christine), réalisé en 1933  par Rouben Mamoulian. Mais c'était là actes de charité, car le déclin de l'artiste s'amorçait impitoyablement. L'alcool, l'opium, et des épisodes orgiaques eurent raison du plus charismatique des acteurs de ce temps. Mayer, sans aucuns états d'âme, avait amorcé la pompe en évinçant Gilbert des plateaux sous le prétexte que sa voix de " fausset " (le parlant naissant était alors une excellente excuse pour se séparer d'acteurs alcooliques ou libertins) n'était pas " en accord avec les projets que la Metro-Goldwyn-Mayer avait envisagé pour leur acteur ".
     On vit Gilbert une ultime fois, en 1934, peu de temps avant sa mort, bouffi et ricanant à vide, dans the Captain Hates the Sea (le Capitaine Déteste la Mer) de Lewis Milestone, une sottie produite par Columbia où Gilbert avait, entre autres, pour partenaires la troupe comique des Trois Stooges...


     Mayer et la MGM avaient un peu trop vite fait un sort à Mauritz Stiller.
     " Hôtel Impérial ", avec Paula Negri, avait été un succès commercial et Stiller, fort de cette excellente revanche, mit en chantier un second film pour la Paramount, Barbed Wire (Barbelés). Malheureusement, de graves ennuis de santé ne permirent pas à Stiller de terminer le film, qui fut achevé et mis au crédit du besogneux Rowland V. Lee.
     Barbed Wire fut un échec dans l'océan d'échecs d'Hollywood. Sur le tournage de son dernier film, the Street of Sin (la Rue Pécheresse), Stiller perdit soudainement pied, délirant et insultant d'imaginaires acteurs, et fut emmené à l'hôpital.
     On y diagnostiqua un éléphantiasis déjà avancé. Emergeant de ses brumes insanes, Stiller demanda le médecin.
    -  Mes jambes. On dirait maintenant du gräddkaka.
    -  Pardon ?
    -  Un putain de dessert suédois. Que peut-on y faire ?
    -  Il y faudra du temps, monsieur Stiller, beaucoup de temps, voilà ce qu'il vous faut.
    -  Tu parles !
     Stiller fut finalement remplacé aux commandes par Joseph von Sternberg.
     Malade et désenchanté, il reprit le bateau pour la Suède en novembre 1927. Garbo le rejoignit à la gare d'où Stiller allait gagner New-York.
     Il la serra contre lui. Son étreinte était désormais aussi faible que celle d'un enfant.
    -  J'ai appris que tu étais devenue la Divine.
     Il la repoussa doucement et la considéra.
    -  Les studios jouent sur du velours, avec toi. Moi, je l'ai toujours su.
     Garbo porta la main à sa bouche. Ses yeux s'emplirent de larmes.
    -  Moje, reste ici. reste auprès de moi, à Hollywood. J'ai des amis, nous avons des amis ! Je te trouverai du travail. Tu filmeras. Tu dirigeras. Tu seras insupportable. Mais reste auprès de moi.
    -  Et qu'est-ce que Moje pourrait bien faire ici ? Entreprendre Lugosi ou Karloff ? Même eux ne voudraient pas de lui.
    -  Moi, je te dirigerai.
    -  Toi ?
    -  Oui ! Le voudrais-tu ? Tu as une âme d'acteur tout autant que de réalisateur. Je serai metteuse en scène. Comme cette Allemande, Leni Rieffenstahl, qui en crève d'envie. Pabst m'a dit qu'elle prenait des cours de prises de vue avec Sepp Allgeir, le caméraman d'Arnold Frank. Bill Daniels m'aidera. C'est notre ami. Il m'a fait belle.
     Stiller se mit à faire le clown sur le quai, sous les regards effarés des voyageurs.
    -  Monsieur Stiller, marchez ! Marchez donc ! Arrêtez-vous ! Eh bien, où est votre texte ?
    -  Moje. S'il te plaît.
     Garbo lui maintint le visage entre ses mains et l'embrassa longuement sur la bouche. Il n'y avait, par bonheur, aucun photographe dans les parages. Ce fut leur dernière fois.
    -  Ne les laisse pas te régler ton compte, dit Stiller en montant dans le train.
     Des sifflets retentirent, les portières se rabattirent soudain. Le convoi s'ébranla. Stiller se jeta sur une fenêtre avec frénésie et voulut en descendre la vitre, mais la manivelle ou quelque chose d'autre devait être coincé, car il ne put que porter les lèvres à hauteur d'une mince ouverture. Le train prenait de la vitesse. Garbo se mit à courir mais n'entendit que les derniers mots de Stiller, criés et haletants :
    -  ...Jusqu'à mon dernier souffle...



5


Dans ce nouveau monde très dur, il n'y a plus de place pour moi.
                                                                                                        Greta Garbo.
 
 
 
     Dans les années qui suivirent, et sans négliger ses films " mineurs " , ainsi de Wild Orchilds (Terre de Volupté), de Sydney Franklin, the Single Standard ( le Droit d'Aimer) de John Robertson, the Kiss (le Baiser) du Belge Jacques Feyder, tous de 1929, Romance (Romance) 1930, et Inspiration (l'Inspiratrice), 1931, deux films coup sur coup signés Clarence Brown, Susan lennox : her fall and rise (la Courtisane) de Robert Z. Leonard, et Mata-Hari (Mata-Hari), dirigé par Georges Fitzmaurice la même année, ainsi que the Painted Veil (le Voile des Illusions), 1934, de Dick Boleslawski, Garbo imposa à Hollywood sa singulière présence. Loin de l'écran, ses hantises de communication, ses fumeux rituels d'amitié et de reconnaissance, ses indifférences incurables, son manque total de sophistication, son langage souvent très vert, ses paroles brièvement sifflées, mettaient mal à l'aise ceux qui avaient cru cerner en elle un caractère tout en demande.
     Garbo ne faisait aucun effort. Hollywood se lassait, la jugeant à la seule aune des bénéfices engrangés et, pour le reste, la désignait du doigt, partagé entre l'irritation et la raillerie face à ce "produit " ombreux, détaché et abstrus.
     Elle entretenait cependant quelques complicités surprenantes, qu'elle aimait à recevoir chez elle ou à entraîner dans de discrètes gargotes ouvrières (mi-par jeu, mi-par goût réel d'une nourriture simple et bon marché).
     Ainsi en fut-il de Gilbert Adrian, le mythique costumier de la MGM - son aîné de deux ans -  qui, lorsque Garbo, en 1941, mit un terme définitif à sa carrière, déclara :
    -  L'ère de la sophistication a vécu. Garbo a créé le style d'Hollywood et Hollywood, en détruisant l'illusion qui la troublait, s'est détruite de même. En me détruisant aussi.
 

 
 
     Etonnante personnalité que Gilbert Adrian Greenberg, né le 3 mars 1903 à Naugatuck, Connecticut. Il intégra très vite la New-York School for Fine and Applied Arts (aujourd'hui la Parsons School of Design) où ses premières esquisses retinrent l'attention de ses professeurs. En 1921, il est à Paris, où il collabore avec l'Opéra Garnier, tout en s'imprégnant du chic et de la merveilleuse vitalité parisienne. De 1922 à 1928, il travailla comme designer dans les principaux théâtres de New-York, mais c'est de 1929 à 1939 qu'au titre de costumier de la Metro-Goldwyn-Mayer il créera un univers de magnificence tout au long de 250 films, avec de remarquables trouvailles comme les pantoufles de rubis de Judy Garland dans the Wizard of Oz (le Magicien d'Oz) en 1939, ou les extravagants costumes de l'inclassable the Great Ziegfield (Ziegfield) en 1936.
     Adrian ouvrit de 1942 à 1952 un salon de prêt-à-porter de luxe sur Beverly Hills, et lança en 1946 ses deux parfums : Saint et Sinner. En 1948, une boutique porta son nom à New-York. De 1952 à 1957, il se retira dans sa propriété de Brasilia et revint en 1958 à ses premières amours, les costumes de films, sur les plateaux d'Hollywood où il mourut en 1959.
     Garbo et Adrian appréciaient les longues promenades dans les collines entourant Hollywood. Ni l'un ni l'autre n'étant très prolixes, ces moments d'efforts et de silence, côte à côte, leur étaient un délice.
     Un jour, ils débouchèrent juste en dessous du Hollywood Sign. Les lettres géantes irradiaient dans le soleil d'une fin d'après-midi. Ils y reprirent haleine. Garbo contempla sans dire mot l'impressionnante structure. Soudain, elle pouffa.
    -  Qu'y a-t-il de drôle ? demanda Adrian.
     Garbo lanca un bras languide vers les lettres.
    -  Ca.
     Adrian hocha la tête.
    -  21 000 dollars, cours 1923, pour ces plaques de ferraille. Tu penses que l'éditeur du New York Times avait perdu la boule ?
    -  Tout au contraire, je pense qu'il savait ce qu'il faisait. Ce...Veau d'Or !  C'est obscène et absurde.
    -   Tu n'aimes pas beaucoup Hollywood, n'est-ce pas, Greta ?
    -  Pourquoi devrais-je l'aimer ? Je fais juste partie de la combine.
     Garbo se mit debout et Adrian l'imita.
    -  Je l'aime, moi, dit-il paisiblement.
    -  Tu es un artiste, Gil, un créateur, une autre sorte de fou !  Tu désires la parfaire, y jouir de tes succès. Mais on ne peut pas l'aimer.
     Garbo le prit par le bras.
    -  Viens, dit-elle, redescendons. Montrons notre dos à cette idole. Et si tu trébuches, je ne me retournerai pas.


     Un autre intime décalé de Garbo fut l'acteur Charles Bickford (qui, délaissé par un Hollywood déliquescent fut, de 1965 à 1967, vedette en second de la série TV the Virginian).
     Bickford, (1891-1967) avait une longue carrière derrière lui quand il devint en 1930 le partenaire de Garbo dans Anna Christie (Anna Christie), mis en scène par Clarence Brown d'après une pièce d'Eugène O'Neill. Bickford y interprétait le matelot Matt Burke qui refuse l'amour de la jeune et belle Anna quand il apprend son passé de prostituée.
     Anna était le premier film parlant de Garbo (Garbo parle ! clamait la publicité). Ses admirateurs fervents devaient attendre un quart d'heure avant de l'entendre prononcer :
    -  Donne-moi un visky, et du ginger-ale, et mets la dose, mon petit !
     Si Hollywood n'avait pas fait louper à Garbo son passage au parlant, cette étape n'avait pas manqué de grandement l'inquiéter, et Bickford s'était plié en quatre pour la mettre à l'aise. Garbo appréciait sa simplicité et son professionnalisme débonnaire sur le plateau ;  Bickford se moquait de l'erreur de casting qui les avait réunis, Garbo et lui.
    -  Vous, si belle et désarmante, disait-il, et moi avec ma tête d'écumeur !
     Quand Garbo plaqua Hollywood, Bickford lui envoya un télégramme disant :
    -  Vous avez fait ce que personne ne fera plus jamais ici en un siècle.


     De septembre à novembre 1927 (peu de temps avant le retour de Stiller en Suède), Garbo tourna sous la direction de Victor Seastrom the Divine Woman (Une Femme Divine), scénario de Dorothy Franum, basé sur la pièce de Gladys Unger Starlight. Elle y avait pour partenaire un vieux compagnon d'aventures en la personne de Lars Hanson, le Gösta Berling de Stiller. Le tournage en fut terminé dès le début du second mois, au grand soulagement de Garbo qui traversait en simple observatrice cette mielleuse histoire d'une paysanne française devenue une super-actrice, et qui abandonnait gloire et fortune pour un beau déserteur. C'est à l'occasion de ce film que Garbo acquit le facile surnom de la Divine, qui ne devait plus la quitter.
     Ce fut sur le tournage de " Terre de Volupté ", en 1929, que Garbo reçut un télégramme du même Seastrom, en provenance de Stockholm, lui annonçant la mort de Mauritz Stiller. Seastrom, semble-t-il, avait été le témoin de ses derniers instants.
     L'éléphantiasis dont souffrait Stiller avait gagné ses deux jambes et son ventre dont les chairs bombaient, gorgées d'eau et d'humeurs, sous un drap léger. La maladie avait altéré jusqu'à sa diction. Mais Stiller gardait dans la souffrance toute sa lucidité.
     Seastrom revenait de s'entretenir avec un médecin.
    -  Vous aviez raison. Le doc me confirme qu'il y aurait une rémission. Une sacrée chance pour un sacré veinard, Moje !
    -  Sakcra chazz...approuva Stiller en clignant monstrueusement de l'oeil.
     Le mourant avait griffonné quelques lignes sur un bloc qu'il poussa vers Seastrom : une poignée de notes sur un projet de film qui réunirait, une fois encore, dans le giron de la MGM, Stiller et sa protégée, son seul grand amour. Le titre semblait en être le Voyage d'une Femme, le Voyage Enflammé, ou quelque chose d'approchant.
   -  Magnifique ! Sautez de ce lit, Moje ! plaisanta faiblement Seastrom.
     Dans la soirée, Stiller s'empourpra soudainement et ouvrit des yeux démesurés et emplis d'effroi.
   -  Moje ! Qu'avez-vous ? Moje !
     Stiller eut un mouvement convulsif de son bras maigre et bleui vers le tiroir de la table de chevet, et commenca à râler. Seastrom se précipita dans le couloir pour demander de l'aide. Quand il revint accompagné d'une infirmière, le tiroir avait été jeté à terre. Stiller était mort, à demi-versé hors de son lit, et serrait entre ses doigts l'un des portraits de Garbo pris en août 1925 par le grand photographe d'Hollywood, Arnold Genthe.
     Garbo, apprenant la mort de son cher Moje, devint affreusement livide et s'isola dans un coin du plateau pour s'y recueillir un long moment, tassée sur sa chaise.
     Revenue auprès de l'équipe, elle déclara à ses partenaires, Nils Asther et Lewis Stone :
    -  A présent, je suis bien morte. Et ce film n'aura aucune vie.
     Peu de temps avant Noël, elle abandonna le tournage et se rendit en Suède (malgré une suspension de salaire décidée par un Mayer furieux) pour se rendre sur la tombe de Stiller au cimetière de Norrabegravnings Platsen.
     Elle descendit dans un hôtel bon marché où la réceptionniste la reconnut.
    -  Vous êtes Greta Garbo, n'est-ce pas ? C'est un grand honneur.
     Garbo allait inscrire : Gustafsson.
    -  Dohna, répondit-elle. Je m'appelle Elisabeth Dohna.



EPILOGUE


" Toute sa vie était d'ailleurs devenue un voyage sans billet. "
                                         Hans Magnus Enzensberger.
 
 
     Il était une fois une adolescente suédoise un peu ronde, qui avait appris à utiliser les cordelettes à noeuds des meuniers allemands.
     Son père et un ami, assis à une table de bois dans la cour d'une auberge, trinquaient à larges rasades d'eau-de-vie et de bière.
     Lorsque l'adolescente présentait son outil de calcul aux deux hommes, son père murmurait :
    -  Fiche-nous la paix avec tes cordelettes !
     Mais l'ami riait de bon coeur et lui offrait à représenter, par certains nouements, les sommes les plus tortueuses.
    -  Regarde à tes pieds, lui dit un jour l'ami de son père.
     La jeune fille aperçut à la pointe de ses souliers une corde grossière, enroulée comme une vipère assoupie. La corde était sale et usée par de nombreuses manipulations.
     Sans réfléchir elle s'en saisit, et partit en courant. Dans la rue il neigeait et le crépuscule rampait au long des façades. Le silence était total, le souffle de la ville retenu comme si celle-ci se penchait sur un berceau.
     Comment cela était-il possible ? Un instant auparavant, avant qu'elle ne ramassât la corde, l'été dorait le ciel.
     A présent, sans qu'elle s'en fut rendue compte, la corde formait un noeud extravagant et dur comme pierre. L'inquiétude la prit, mais elle ne put empêcher ses doigts gourds de courir sur la fibre et d'en jauger les premières difficultés.
     On la bouscula en ce moment ; une silhouette masculine, efflanquée et puissante, très élégante dans un manteau de demi-saison, guêtrée et dûment chapeautée. Elle respira un parfum d'épice, une fragrance lointaine et ensorcelante, mais ne vit nul visage et la silhouette disparut presque aussitôt, comme mangée de neige.
     Quand l'adolescente sut ne jamais la revoir, engloutie à tout jamais dans les lames tourbillonnantes, elle considéra la corde graisseuse et son impossible noeud. Celui-ci était à présent dénoué, et la corde aussi flacide qu'une queue de rat. 
    -  Jette-la, commanda une voix affectueuse.
     Ce qu'elle fit, dans un violent geste de bonheur, avant de poursuivre résolument son chemin en direction de Blekingegatan...
     Mais quelques minutes après elle était de retour, cherchant la corde dans le caniveau épaissi de neige, avec de petits gémissements de détresse.
 
                                                                                                     François Mottier.