mardi 5 février 2013

OLISSIPO, CHRONIQUES LISBOETES : Lisbonne 1937-1938 - " l'Itinéraire Portugais " d'André t'Serstevens, le jeu de la Corde à Temps


                                                                                                         A Fernando Couto e Santos.
 
     Il me souvient, de mon enfance, des titanesques combats à la Corde à Temps, jeu aimé entre tous et dans lequel j'étais, sans forfanterie, passé maître.
     Une corde tendue entre deux arbres y suffisait, une mémoire prompte y était essentielle,  les règles simplissimes et autoriséees aux filles : à chaque saut en ciseaux de part et d'autre de la corde, le joueur devait en deux mots désigner un souvenir, ni bon ou mauvais, et bien plutôt neutre et sans détails, cause des servitudes de ce fameux temps. Un saut : " mon premier maître s'appelait M....", un autre saut en retour : " mon premier jouet était...", un saut encore : " nous partions en vacances à..."
     Et ainsi de suite jusqu'à ce que faut la mémoire.
     Le lecteur parcourant l'Itinéraire Portugais d'André t'Serstevens, écrivain voyageur ami de Blaise Cendrars, Suarès, Abel Gance et Mac Orlan, se retrouve invité à partager quelques heures de jeu à la Corde à Temps de l'auteur. Mais, comme le jeu se déroule,  le Portugal de ces années voyageuses (1937-1938) n'est déjà plus celui de la rédaction du livre, et encore moins celui de sa parution (1940).
     Et le Lisbonne de 2012 s'indiffère à celui de l'avant-guerre comme à celui, déjà, de la Revoluçao dos Cravos, autres mondes, bien qu'il y ait libre pouvoir pour chacun d'entre nous d'y largement puiser (et, peut-être, reconnaître et, enfin, accepter) références, données historiques, plaques sensibles, mensonges et batifolages de miroirs. En quelque sorte des variantes de la Corde à Temps, infiniment plus roublardes, cruelles, insoucieuses ou malaisées que le jeu de mon enfance. Et aujourd'hui beaucoup, beaucoup plus rapides.
     Lorsque, au retour d'un de mes séjours à Lisbonne, un ami m'expédie par mail une série de vieux clichés locaux, découvrir le dirigeable Hindenburg planant comme une salpicao à la pâte de viande de l'Alentejo au-dessus de la Terreiro do Paço m'indique que je suis entré dans un jeu de Corde à Temps, mais un jeu à partenaires infinis et générationnels dont je suis, montre en main, le plus récent participant. Je ris et m'étonne de l'appareil volant, cependant ma Terreiro, quittée quelques jours auparavant dans l'émotion, n'est déjà plus un lieu aimé, mais un lieu aimé et livré à toutes transmutations. Je puis à présent commencer à sauter à la corde : " un jour, j'ai touché les bornes maritimes de la Terrasse du Palais..."
     Et ainsi de suite jusqu'à ce que faut ma mémoire.
     Les chapitres de l'Itinéraire consacrés à Lisbonne débutent benoîtement, comme une promenade dominicale de chanoines. Les mots glaçants nourrissent les phrases, fileuses d'une laine, envers tout, assez suave. " Telle que la voici, c'est la ville de Pombal. Elle était toute entière ce qu'est encore aujourd'hui l'Alfama, lorsqu'elle fut secouée par le terrible tremblement de terre de 1755 (...) ; trente mille personnes périrent. La peste suivit, engendrée par cet amas de charognes. Quel beau sujet ! s'est dit Voltaire, avec cette froide cruauté de l'homme de lettres. Et ne pouvant en faire un reportage sensationnel, parce que les journaux du soir n'existaient pas encore, il en a fait un poème détestable."
     Je possède sur mes étagères un azulejo de cette période. Je continue à participer à une bonne partie de Corde à Temps.
     Les empredados, ces motifs de pavés noirs et blancs, sont, dans l'Itinéraire, notés comme de redoutables casse-gueules, mais " les Lisbonnins circulent là-dessus comme s'ils avaient des skis. " Ayant moi-même exécuté sur ces portions de pavement de funambulesques contorsions, je puis continuer à jouer. " Un jour, j'ai glissé sur les pavages portugais..."
     " Maisons arabes ou médiévales qu'on ne trouve nulle part...", les adresses sont pleinement signalées...rua do Castelo  Picao, au coin de la calçadinha S.Miguel, bêco do Maquinez, 3 bêco das Canas, 1 rua da Regueira, 15 largo S.Michel...M'étant campé devant certaines, je puis jouer encore à cette Corde à Temps, devenue soudain bien singulièrement et désagréablement adulte...
     Et maints etc...
     M'est-il besoin de préciser que j'adule tous les livres - l'Oeuvre de Voyage - d'André t'Serstevens ? Puisque chaque ligne d'entre eux me permet de poursuivre mon jeu de Corde à Temps...
     Jusqu'à ce que faillent toutes nos mémoires...
                                                                                                                         François Mottier.

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